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Prologue (les adjectifs qualificatifs)

     CE N’EST PAS pour faire mon intéressante, mais je pense que Jude et moi on est malheureux. L’envie de partir est certainement le symptôme le plus commun du malheur. C’est épais, du monde malheureux, ça pense que ça existe pour vrai, changer le mal de place, ça s’imagine toujours que le bonheur est ailleurs, ça veut prendre des nouveaux départs, remettre le compteur à zéro, partir pour mieux se retrouver et toutes ces niaiseries-là. (« On vivra comme des rentiers et on aura des lapins. Continue, George. Dis-moi ce qu’on aura dans le jardin, et les lapins dans les cages, et la pluie en hiver, et le poêle, et la crème sur le lait qui sera si épaisse qu’on pourra à peine la couper. Raconte-moi tout ça, George. ») OK, on ne peut pas vraiment parler de nouveau départ dans notre cas puisque tout ce qu’on veut c’est aller passer un mois à Bird-in-Hand, mais ça nous suffit vu qu’on est juste un petit peu malheureux. Tout ce qu’on est, on l’est juste un petit peu. Quand j’ai dit ça à Jude (« Je pense bien qu’on est malheureux, mon gars ! »), il m’a carrément ri au visage et m’a traitée de gothique. J’ai répliqué : « Tu crois qu’on est heureux, alors ?

     – Mon Dieu, non ! Où est-ce que t’es allée pêcher une idée pareille ? » Et c’est là qu’il m’a exposé, en long et en large, sa théorie comme quoi les adjectifs qualificatifs n’auraient été créés que pour désigner une poignée de personnes, les cas extrêmes. On les emploie par commodité, ou par paresse, mais si on se donne la peine d’y réfléchir on se rend vite compte que la grande majorité des gens à qui on les applique ne les méritent pas. On passe notre temps à dire : « Untel est un type brillant » ou, plus souvent : « Untel est un imbécile », mais en réalité on ne rencontre presque jamais de types brillants dans la nature. D’imbéciles non plus. Il existe bien des idiots universels, comme on dit qu’il y a des génies universels, des Léonard de Vinci à rebours, des virtuoses de la bêtise, mais ils sont à peu près aussi rares que les aveugles de naissance ou les nains. L’immense majorité des personnes qu’on croise dans une journée n’auront jamais une pensée en propre de leur existence, tout en étant parfaitement capables de résoudre le sudoku de La Presse. De la même manière, les gens en général ne sont ni moches ni beaux. Ils sont quelconques et on ne parvient à les trouver excitants qu’avec de l’alcool ou du romantisme, ou un mélange des deux. (Ça c’est Jude qui le dit. Moi, même ronde comme une barrique, je ne passe jamais proche de trouver qui que ce soit excitant.) Il admet tout de même que les choses ne sont pas parfaitement symétriques, qu’on trouve toujours un plus grand nombre d’individus à l’extrémité négative du spectre : plus d’idiots que de grands esprits, plus de laiderons que de pétards et, bien sûr, plus de malheureux que d’heureux. Mais, selon lui, cela ne nous concerne pas personnellement, on a des croûtes à manger si on veut un jour prétendre au malheur. Voilà qui me rassure.