Épines d’encre

Les roses de la mémoire

(Genèse du projet)

Mon plus lointain souvenir des roses remonte à celles que cultivait mon père dans le jardin familial. Tout au long de mon enfance, je l’ai observé en train d’accomplir, dans le silence et le recueillement, les rituels presque amoureux que tout jardinier réserve à ses roses. Ses attentions quotidiennes lui étaient rendues au centuple. De juin aux gelées, en plein cœur de son modeste jardin, des arches ployaient sous le poids de l’opulente floraison de rosiers grimpants rouges, roses, blancs, et fortement parfumés, au feuillage luisant, vigoureux.

Mon père, qui avait tout appris sur les roses dans son pays natal, le Danemark, m’avait confié : «Les roses ne sont pas simplement porteuses de beauté. Leur parfum a aussi un pouvoir d’évocation qui permet de faire ressurgir à la mémoire des événements, des expériences et des émotions apparemment effacés; plus que tout, elles aident à guérir les blessures du cœur et de l’âme de celui qui les cultive. Un jour, lorsque tu 

deviendras jardinière, tu comprendras que faire pousser des roses, c’est apprendre à se connaître, à grandir soi-même.»

Heureux, mon père, qui n’a pas vu son pré- cieux jardin, pavé pour devenir terrain de stationnement. Si aujourd’hui jardin et jardinier ont disparu, dans la roseraie de mes souvenirs, l’esprit de mon père est toujours en fleurs. Parfois, il me suffit simplement de prononcer le mot rose et les fleurs de mon père éclosent dans mes mains, dans ma bouche, dans mes yeux et dans ma voix. Il avait raison, ce sage jardinier. L’impression d’une rose ne se fait pas uniquement sur l’œil, mais sur la rétine du cœur et celle de la mémoire.

La rose, veilleuse de l’oubli.

Je me remémore les propos d’un de mes voisins, ami de longue date, qui visitait un jour ma propre roseraie, nouvellement aménagée. C’est avec beaucoup d’émotion qu’il me raconta l’exploit que sa femme venait d’accomplir. Il la décrivit plantant à la main des milliers de rosiers dans un ancien champ de bataille de Bulgarie, souillé du sang de milliers de soldats tombés au cours de la Première Guerre mondiale. Elle avait déboursé ses économies de toute une vie pour acheter ce terrain vague, situé au cœur de la Vallée des roses, terrain que la collectivité essayait de rayer de sa mémoire. Son but : transformer un lieu témoin des horreurs de la cruauté de l’humain. Mettre en valeur l’amour de la beauté qui se cache au fond de tout être. Aujourd’hui, cette roseraie de l’espoir, connue à travers le monde, nourrit une population auparavant sans emploi, en grande majorité gitane.

La rose, sa beauté réconciliatrice.

Je me suis un jour demandé : où va l’esprit de la rose lorsque les yeux paternels se remplissent de terre? Comment transmettre cette unique hérédité affective, lorsqu’on est soi-même sans enfants? Un sentiment d’urgence s’est emparé de moi. Écrire la rose, écrire mon legs.

L’idée de consacrer un ouvrage littéraire au thème de la rose m’avait effleuré l’esprit, il y a presque vingt ans. J’en avais ébauché un projet d’écriture que j’ai laissé en friche. Or, l’inconscient n’oublie pas et j’ignorais que, pendant toutes ces années, une roseraie poétique avait continué de mûrir dans l’obscurité rêvante d’un tiroir.

En même temps que je travaillais au recueilRacines de neige, le thème de la rose s’est de nouveau imposé. La dernière section, «Sous les paupières de Perséphone», laissait entrevoir l’éclosion de premières roses imaginaires :

Il est de ces nuits sans nom où les roses s’envolent des tiges toutes ne reviennent pas

il en est qui s’abreuvent aux sources noires de nos blessures jamais écrites
ou s’inventent ailleurs un jardin
où semer leurs désirs

J’ai retrouvé les notes du projet que j’avais sauvées d’une mort certaine deux décennies auparavant et, à mon plus grand étonnement, en ouvrant mes cahiers poussiéreux, j’ai découvert une roseraie en boutons. Avant même d’avoir terminé Racines de neige, je me suis laissée entraîner par l’appel irrésistible de la fleur de mon enfance.

Or, cette roseraie m’a appris l’impossibilité de revenir en arrière. Tout ce que l’on exhume du souvenir doit subir une transformation. Si, au bout du compte, je n’ai conservé que quelques bribes de poèmes, certains titres et quelques vers aux floraisons inattendues, je crois avoir néan- moins préservé le parfum de ces roses inédites.

*

Comment écrire la rose?

En travaillant un jour dans ma roseraie qui fleu- rit tout au fond du jardin, mon regard s’est posé sur une fleur aux pétales rongés par les insectes, aux couleurs délavées après une longue période de pluies diluviennes. Malgré ses blessures et ses imperfections, elle portait la tête haute, épousait l’espace dans un véritable hymne à la joie. Sa ténacité à retenir mon attention, le jumelage de sa vulnérabilité et de sa force vitale m’ont émue. C’est cette rose, dans sa beauté imparfaite et inachevée, qui m’a invitée au dialogue.

J’ai tendu la main au rosier, mystère d’éphémé- rité et de fragile sagesse, qui sont de plus en plus les miens. Il m’a invitée à suivre son regard jusqu’à l’âme des choses, point invisible au cœur du visible.

J’écris le mot rose. Une rose, en silence, prononce mon nom. Pour parler d’une rose, la contempler ne suffit pas et chercher à l’imiter serait trahison. À défaut de pouvoir l’habiter, je l’invente. Ou serait-ce elle qui m’invente, magicienne aux mille visages?

Inépuisable muse, la rose qui m’aide à voir et à penser.

Et si elle m’étudiait comme je le fais? Que révélerait-elle sur nous, les humains? Comment me lirait-elle? Qu’apprendrais-je sur moi à tra- vers son œil clairvoyant? Rose hors du temps et de l’espace, elle s’est transformée d’anodine fleur de jardin en rose qui défriche des forêts, transperce les pierres et parle une langue qui passe les mondes, traverse tous les règnes.