La ballade d'Ali Baba

KEY WEST 31 décembre 1968

Dans la lumière incandescente de l’aurore, les rayons impétueux du soleil à peine naissant tachaient la nuit d’une clarté carmin. Nous roulions à tombeau ouvert à travers tout Key Largo. Les néons des enseignes des motels vétustes bâtis à la hâte dans les années vingt et trente et les panneaux multicolores des bars de danseuses nues datant de 1950 faisaient des clins d’œil au ciel tumescent du jour à venir. Les phares des voitures roulant en sens inverse nous éblouissaient par intermittence. Ils nous lançaient des signaux de reconnaissance lubriques.

Nous entamions les Keys.

Nous dévorions les Cayos crus dans le tout petit matin. L’archipel s’offrait languissant à nous sous les lueurs rouges de l’aube. Ces îlots minuscules, posés dans l’Atlantique, tout au bout des ÉtatsUnis, vestiges d’une mer peu profonde qui couvrait la région quinze millions d’années plus tôt, balayaient le temps et l’histoire sous nos roues. Ils nous déployaient, magnanimes, une longue route sinueuse, étroite, celle des commencements et des fins. La mythique U.S. Route 1… Elle s’arrêterait net, là-bas au loin, en se cognant violemment contre l’océan qui ouvrirait grand la gueule pour l’avaler tout rond.

Au bout du chemin, à Key West, il y aurait la modeste chambre d’un motel tout confort donnant sur la mer, des matelas défoncés qui grinceraient au moindre mouvement, de la plongée sous-marine de fortune avec des masques, des harpons et des palmes gigantales, et puis des jeux et des cris à travers les récifs orangés. Au bout du chemin, il y aurait des châteaux de sable géants, des tortues de mer matriarches, des algues enchevêtrées, des méduses mauves antédiluviennes et des hamacs troués, renversés, dont les attaches s’entortilleraient langoureusement contre un palmier. Au bout du chemin, sur les ronds minuscules de la kitchenette de la chambre, il y aurait des casseroles d’eau bouillante beaucoup trop petites pour faire entrer les homards grouillant de la vie informe de l’océan. Il y aurait des pélicans à la gorge lourde, pendante, énorme, semblable à un gros goitre, des mauves ricaneuses et des flamants fous, ivres d’un azur aboli, qui viendraient nous taquiner le matin, en cognant leur bec contre la moustiquaire déchirée de la porte de la chambre. Au bout du chemin, il y aurait de la joie à revendre, trois matins pétillant comme un petit vin mousseux pas cher, une soirée entière dans des lagons bleus et sucrés comme une liqueur de curaçao, et puis deux nuits à se gratter les plaies laissées par les morsures de maringouins aux pattes infinies, graciles.

La voiture tanguait, désorientée. Par moments, elle se transformait en navire et fendait, victorieuse, les vagues qui, quelques instants plus tôt, semblaient la menacer d’engloutissement. Après avoir volontairement plongé dans la mer, la Buick, char d’assaut devenu bathyscaphe, nous faisait visiter les fonds sous-marins, en dansant à travers les bancs de poissons fluorescents. Elle suivait un poulpe aux ventouses collantes et s’alignait sur la démarche d’une étoile de mer qui nous indiquait le sud. Puis, métamorphosée en animal amphibie, en alligator menaçant, elle émergeait lentement du milieu aquatique. Elle traversait des marais infinis, puis reprenait sa course erratique sur la U.S. Route 1, celle qui menait à l’extrémité du pays, aux confins de ce continent dont nous ne connaissions, nous, que la cruauté et la morsure hivernales.

Mon père venait de me réveiller. J’étais installée à ses côtés, les yeux voraces devant le paysage insensé, violent, qui s’étalait devant moi. À Orlando, je m’étais endormie sur la banquette avant. Alors que la Buick Wildcat turquoise consommait les milles nous séparant de notre destination et que la musique rock à la radio me protégeait du monde, par son ronronnement ininterrompu, je dormais, bienheureuse.

Je m’étais assoupie vers deux heures du matin, ne pouvant plus garder les yeux ouverts, et je n’avais donc rien vu de notre traversée des autoroutes de Miami. L’océan m’était encore inconnu. Je ne l’avais jamais embrassé du regard. Depuis ma naissance, il était une chimère magnifique, intensément impossible. Ici, inopinément, il s’offrait à moi dans le matin coloré.

Mon père nous avait conduites, nous ses trois filles, à travers la Géorgie et la Floride sans répit. Après dix heures de route et sept cents milles de voiture, la courte nuit passée à Florence, en Caroline du Sud, dans un Holiday Inn à la piscine extérieure et au petit déjeuner compris ne nous avait guère reposés. Mes sœurs et moi avions effectué un plongeon bienfaisant le matin très tôt dans la piscine glacée de cette fin de décembre, juste avant de reprendre la route. Nous avions ri longtemps en claquant des dents. Nous grelottions de froid et nos lèvres étaient devenues toutes bleues, puis violettes, mais nous étions radieuses, prêtes à dévorer ces temps de joie. Nous ne devions pas nous arrêter avant Key West. Au programme: trois pleins d’essence pour la Buick, trois pipis dans des rest areas sur le bord du chemin, un hot-dog avec frites et six heures plus tard un pogo avec une crème glacée molle aux deux couleurs et au goût de chocolat et de vanille.

Mon père effectuait le trajet Montréal-Key West en à peine deux jours. Ses filles devaient suivre son rythme effréné. Le motel était réservé pour le 31 décembre. La nouvelle année nous appartiendrait. Nous passerions le réveillon dans les Keys, et au bout de trois jours, nous devions reprendre la route pour retrouver Montréal. Pendant le voyage, nous aurions vécu quatre jours de voiture, trois mille trente-deux milles et soixante-douze heures merveilleuses au bord de la mer.

Mon père tenait enfin sa promesse. Il amenait ses gamines en voiture dans le Sud découvrir l’océan durant les vacances d’hiver. Et rien ne pouvait le faire changer d’avis. Ni les injures aigres de son ex-femme qui n’avait pas manqué de lui reprocher de vouloir exténuer les petites, ni la fatigue hébétée et réelle de ses enfants, ni encore son propre épuisement ne l’arrêtaient… Il avait fait le trajet de New York à Montréal pour venir nous chercher et il retournerait dans la grande cité américaine où il vivait depuis quelques mois déjà, dès qu’il nous aurait déposées, sans même prendre le temps de descendre de voiture, devant l’entrée de garage du bungalow de ma mère à Repentigny.

Mon père ouvrit la fenêtre. Je respirai l’océan matutinal à pleins poumons. Derrière moi, une des jumelles collée contre le corps ensommeillé de sa sœur quittait doucement les bras de Morphée et retrouvait sa vigueur enfantine.

Tels des Moïse de béton et d’acier, les ponts lancés à travers les eaux séparaient la mer en deux morceaux bien distincts. À notre gauche, le soleil evant caressait l’océan pour le séduire et les dauphins sautaient dans les vagues en célébrant le renouveau des temps. À notre droite, faisant signe de loin au golfe du Mexique, l’océan encore plongé dans la nuit ressemblait à un vaste marécage d’eau croupissante, malsaine et peuplée de raies venimeuses, de barracudas carnivores et de monstres cannibales tapis au fond des entrailles de la Terre et prêts à surgir de leur obscurité. L’air me fouettait les sens. Les odeurs vivifiantes de la mer portées par les vents nocturnes se mêlaient aux exhalaisons lourdes des marais putréfiés.

Nous roulions grisés par la fatigue. La mer m’apparaissait pour la première fois dans sa nature primitive, sauvage, ignoble et merveilleuse. Je souriais à la ronde. En extase, je battais des mains à la vue d’un héron bleu qui se mit à suivre mélancoliquement la voiture. Mon père, une main sur le volant, l’autre sur le chambranle de la vitre baissée, nous disait à nous, ses filles: «C’est l’océan. Vous voyez, c’est comme je vous l’avais dit…», et je souriais d’aise alors que mes sœurs pépiaient comme des mouettes dans le fond de la voiture.