La mémoire des mots

Premiers signes

Une fois que le verdict d’Alzheimer est tombé, on dit qu’il faut aux proches pas mal de temps pour l’accepter. Mais ce n’est pas d’abord une question de temps. L’exercice est complexe, très subtil et surtout fragilisant. Il arrive que les années ne font rien à l’affaire et que la famille autour de la personne atteinte ne parvient jamais à reconnaître toute la réalité, à plus forte raison à s’y ajuster. Il y a là quelque chose de tout à fait naturel.

La première fois que le médecin a prononcé le mot « démence » au sujet de maman, j’ai eu l’impression d’être agressé personnellement. J’ai voulu prendre sa défense comme si on la traitait de folle. La femme assise devant vous s’appelle Alice Tétreault Boulerice, elle m’a transmis la vie et beaucoup de ce que j’en sais. C’est une femme intelligente. Et vous, qui êtes-vous avec vos grilles et vos bêtes questions, vos mesures aveugles et vos évaluations rigides pour l’enferme entre deux nombres crachés par ce test de Folstein? Folstein toi-même! Viens donc, Alice, on va rentrer à la maison.

Mais à la maison, la vie n’est plus comme avant. À partir du moment où le mot Alzheimer est prononcé, il fait sournoisement écho dans le quotidien. Les choses apparaissent autrement. Des mots, des gestes et des petits faits jusque-là plus ou moins remarqués deviennent significatifs, parfois obsédants. À la lumière du diagnostic, on peut alors éprouver un certain vertige en regardant agir le parent qu’on dit atteint. C’est alors que commence l’interminable joute entre raison et sentiments.

Il est plus raisonnable de tourner le dos au drame annoncé plutôt que de s’engager dans cette enfilade de pièces où les fenêtres finiront par ne plus laisser passer de lumière que pour reconnaître qu’elle a disparu des yeux de la personne aimée. Jour et nuit, des questions angoissantes reviennent pour inviter à se mettre à l’abri de la souffrance. La plupart des livres sur le sujet ne sont pas de nature rassurante.

Va-t-on risquer la dépression en tenant la main de sa mère pour l’accompagner sur ce chemin où elle per- dra un à un tous ses repères ? Peut-on compromettre le bonheur de sa vie de couple et l’équilibre des enfants, en partageant la peine de leur grand-mère dans la lente érosion de ses capacités et la disparition de son identité ? Verra-t-on, sans toucher au désespoir, le corps de sa mère régresser jusqu’à reprendre la position fœtale, sans autre passage cette fois que celui vers la mort? Tout cela est insensé. Le danger est trop grand.

Mais la réponse apportée à ces questions ne vient pas toujours de la raison. Le choix le moins avisé peut s’imposer viscéralement. Dans mon cas, la promesse faite à mon père peu avant son décès a tout de suite pris le dessus sur l’horreur.

« Tu prendras soin de ta mère.
— Je te le promets. »
C’est dit. C’est sur sa vie. C’est sur son corps apaisé.

C’est dans la douceur de son regard et la chaleur de sa main ouverte dans la mienne.

Un espoir peut naître encore de cette maladie qui rend vulnérable de part et d’autre et fait tomber les inhibitions. Pendant qu’elle saccage le cerveau, dans l’alternance de la peur et de la confiance, de l’ex- trême lucidité et de la dérive, elle fournit le baume qui guérit les vieilles blessures en permettant les rap- prochements, les aveux et les explications longtemps repoussées.

Dans le cas de maman, toutes ces années de rage et de courage, d’intelligence et de stratégie pour sauver l’essentiel, l’ont conduite à un abandon salutaire, une tendresse peu exprimée jusque-là. Vivre longtemps reste encore la seule façon de compter sur les vertus du temps.

Or, grâce à de nouveaux médicaments et à quelques astuces, l’Alzheimer peut faire du surplace plusieurs mois, des années parfois. Il faut cependant accepter d’abord la maladie pour l’apprivoiser avant de pouvoir intervenir sur son terrain et selon les règles qu’elle impose. Sans cette acceptation, chaque jour multiplie les confrontations et les affrontements stériles.

En ce qui me concerne, j’ai mis un certain temps à m’ajuster. Il semble sans doute étrange de ramener à moi plutôt qu’à maman la période de révolte et de déni alors que c’est sa vie à elle qui basculait. C’est pourtant ainsi que cela s’est passé. La situation a fini par s’inverser, mais durant les premiers mois, c’est moi qui refusais de croire qu’elle pouvait être atteinte de démence.

Pourtant, avant même que le diagnostic soit connu, Alice répétait que «l’Alzheimer, c’est pas toujours pour les autres». Quand je lui parlais de la possibilité qu’elle vienne habiter chez nous, elle se contentait de dire qu’elle deviendrait bientôt un cas trop lourd et qu’il fallait trouver une meilleure solution, soit une résidence avec des soins appropriés.

Il me semblait qu’elle exagérait. Le mot « démence » était irréconciliable avec sa mémoire légendaire et sa curiosité pour tout apprendre. Cette femme parfaitement autodidacte ne s’était-elle pas acheté un piano à l’âge de soixante-huit ans pour commencer à suivre des cours de musique et entraîner ses petits-fils dans la même aventure ?

Si nos rapports affectifs n’avaient pas toujours été faciles, j’avais toujours admiré sa vivacité d’esprit et ses capacités à trouver des solutions concrètes à tous les problèmes. Survivante rageuse d’une enfance destructrice, domestique délurée de l’épouse de Hector Autier (ministre de la Colonisation dans le cabinet Taschereau), soudeuse à la Dominion Bridge pendant la guerre, couturière à la Yamaska Garment, répétitrice d’un jeune séminariste voué sous sa férule à la performance... Bref, pour reprendre une expression qu’elle aimait bien, Alice avait toujours su tirer son épingle du jeu.