Un enfant à ma porte

Il m’arrive, en l’absence de A., de rester longtemps dans mon fauteuil, au milieu du vaste salon aux rideaux fermés, de percevoir une lumière qui se prolonge démesu- rément, jusqu’en une sorte de chemin désert où filent des ombres. Je sais ce que je suis lorsque je tombe dans cet état somnambulique. Je deviens squelette. Je le suis et je l’ai toujours été. Je reprends la forme humaine en me réveillant, afin de continuer ma vie, afin de mener mes vies sans doute fantomatiques mais que je souhaite cohé- rentes. Quelle difficulté, à cause de mes yeux défaillants, de ma mémoire trompeuse, de mon cœur sec, de mon sang froid, de mes jambes sans force et toujours flottantes. La lumière à laquelle je tiens tant et que je crois capter dans mon sommeil, chaque fois finit par éclater en d’innom- brables rayons poussiéreux, en mille chemins blancs où les ombres semblent multipliées à l’infini. Puis elle se rétrécit à grande vitesse, redevient un point de départ et de retour à la fois. C’est alors que les sensations de ce monde me reprennent peu à peu. En de tels instants où aucun récit, aucun système et aucune croyance ne me semble possible, où les meubles paraissaient se déplacer imperceptible- ment, où mon visage devient flou à côté de A. sur notre imposante photo de mariage accrochée au centre du mur, je suis sûre au moins de cela: il était venu à moi, j’avais eu un enfant.

 

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Cet enfant a bel et bien habité cette maison pendant exactement trois cent quatre-vingt-neuf jours, remuant mon espace, criant, pleurant, grimpant, tapant, salis- sant, sautant, ronflant. Trois cent quatre-vingt-neuf jours de désordre, de demandes pressantes, de tumulte, à la seule exception des heures de sommeil. Puis, soudainement, le fracas continuel s’est éteint. L’enfant est disparu de la maison sans avertir, son départ aussi surprenant que son arrivée.

Désormais privée de la besogne de mère, je trouve ma vie moins justifiée dans cette maison, dans cette rue, dans cette ville, dans ce monde. Le silence revient, le repos est enfin possible. Tout est de nouveau en ordre, de nouveau vide.

Le matin, je fais un tour dans la chambre délaissée. J’ouvre la fenêtre pour aérer la pièce. La senteur enivrante de l’enfant y est alors si concentrée que je me mets à croire vaguement à ses retours nocturnes. Retours sous une forme sans doute invisible, ou sous celle des insectes volants, de la famille des mouches par exemple, puisque la fenêtre est munie d’une grille en fer. Non pas pour prévenir quelque chute, car la fenêtre se trouve à un mètre du sol seulement au-dessus d’un potager en terre molle, non plus contre les voleurs qui sont rares dans ce quartier, mais bien pour empêcher toute fugue. Je suis même venue y veiller pendant plu- sieurs nuits. J’ai attendu des heures, seule derrière des barreaux, dans un riche silence nocturne où l’univers bourdonnait à mes oreilles et où le moindre mouve- ment autour de la maison me faisait sursauter.

Dans les premières semaines après la seconde et définitive disparition de l’enfant, cette chambre est encore un piège tendu à l’évadé. Je rêve encore de le revoir. Je m’apprête à crier au secours dès que j’aperce- vrai l’ombre de sa silhouette, pour qu’on puisse le cap- turer et le ramener vers moi. Je suis persuadée que je pourrai changer si je le veux vraiment, que ma bonne volonté fera de moi quelqu’un de bien, une bonne mère, que je serai ce que je veux être. Je me dis qu’on pourra tout recommencer à zéro, si seulement il me donne encore une chance, s’il revient.

Pendant la journée, les rideaux jaune pâle se sou- lèvent légèrement au vent et laissent entrer le soleil à flots. De toute la maison, c’est l’endroit le plus lumineux malgré la grille en fer toute neuve. La peinture y est encore fraîche. J’ai choisi le vert pour atténuer la dureté du fer, adoucir l’aspect de la fenêtre, améliorer la vue du dedans vers le dehors. Ni A. ni moi ne pourrons occu- per nous-mêmes l’endroit par la suite. La chambre reste telle qu’elle était avant, telle qu’elle était durant le bref séjour de l’enfant qui, sur le moment, m’avait semblé trop long, insupportable. Deux animaux en peluche, un lapin et un ourson, sont assis contre l’oreiller. À leur contact une immense douceur m’envahit jusqu’au bout des doigts. Je les prends chacun dans une main, les appuie chacun contre une joue, les rapproche ensuite du nez pour que l’odeur de l’enfant descende jusqu’à mes poumons. Ainsi chaque fois je m’endors, en plein jour, comme sous l’effet d’une drogue puissante, avec le lapin et l’ourson sur ma poitrine, dans le lit de l’enfant, dans sa prison et dans la mienne.

Je l’avais découvert un samedi matin en m’appro- chant de la porte du jardin. Encore en pyjama, j’étais descendue chercher le journal. Il avait venté fort pen- dant la nuit. On avait cru qu’il y aurait une tempête, mais le vent avait chassé les nuages, et le soleil était monté très tôt. Quelques branches étaient tombées sur les fleurs. J’ai fait le tour de la maison pour les ramas- ser. C’est toujours notre jardin d’été, le matin, qui me donne et redonne le désir de rester dans ce monde, dans ce temps, auprès de A., même si tout cela ne présente aucune solidité à mes yeux, même quand je pars loin dans ma tête.

L’enfant dormait par terre, juste derrière la grille, à la manière d’une grenouille, les membres bien repliés sous son corps frêle, une joue appuyée contre le sol, le derrière légèrement levé en l’air. Il devait avoir cinq ou six ans. Je me suis penchée pour sentir son souffle. Je trouvais sa respiration forte et bruyante. La ville était calme. La pâtisserie d’en face n’était pas encore ouverte. J’entendais cependant des pas au tournant de la rue. Pour aller au marché, on préférait passer par ici. J’ai attendu le retour du silence. J’ai jeté un coup d’œil rapide vers les fenêtres donnant sur la rue. Elles étaient toutes fermées.

Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour réfléchir. L’enfant est arrivé devant notre porte, apparemment sans que personne ne soit au courant. Je comprenais qu’il était à laisser ou à prendre, maintenant. Plus tard, quand les voisins s’en mêleraient et viendraient discuter sur l’avenir de l’enfant, ils pourraient en décider indé- pendamment de ma seule volonté. Mon cœur battait fort. Je me suis dépêchée d’agir. J’ai soulevé les bras de l’enfant pour les poser sur mes épaules. En faisant ce geste, j’ai eu peur que mes épaules étroites et maigres ne croulent sous ce poids et ne le laissent retomber par terre pour remplir leur première fonction qui était de soutenir ma tête bien haut, bien droit. Mais ce matin- là, contrairement à son habitude, mon corps semblait plus résistant. Il recevait celui de l’enfant sans hésiter, sans une plainte, éprouvant même une vague et pénible excitation ou jouissance à son contact, que j’imaginais proches de celles d’un accouchement.

Les mères dans le voisinage n’allaient pas tarder à me détromper de cette illusion. En me contant leur mémorable peine de l’accouchement, elles me lais- seraient entendre que, sans souffrance, il n’y a pas de mère, pas d’enfant, pas de vie, rien.

Je ne vais jamais avouer à personne qu’au moment où je me suis penchée sur l’enfant, je savais que je ne devais pas le toucher, qu’il aurait eu un bien meilleur sort sans moi, que mon geste d’en prendre possession était malgré tout le contraire de la charité. Je savais depuis toujours et au plus profond de moi que je ne suis pas une femme à enfants. Devenir mère ne fait pas partie de mon destin. Car même si la science peut nous donner autant d’enfants qu’on le veut, il faut encore beaucoup de sang et de souffle, il faut encore des nerfs et des muscles forts pour assumer la tâche d’élever un enfant. Et je n’ai rien de cela en moi. Dans le paisible monde où nous vivons, A. et moi, nous ne trouvons aucune autre activité que celle de nous reproduire, qui exige de nous beaucoup de dévouement et de sacrifice, qui nous met devant autant d’épreuves extrêmes, autant d’apprentissages continuels, car la simple mémoire, le simple instinct de l’autocontinuation est nié ou perdu.

Une collègue de mon mari m’a dit qu’elle a choisi de ne pas devenir mère parce que sa vie était limitée, qu’elle n’avait pas dix-huit années à consacrer à un enfant, que l’humanité mûrissait à une lenteur affolante qui ferait rire toutes les autres espèces. On aurait pu aus- sitôt la corriger, en lui rappelant que dix-huit années, c’était très peu dire, c’était mal compter, car il s’agit d’un engagement à vie. Elle disait bien «un» enfant et non pas «mon» enfant, parce qu’avant même sa naissance l’enfant serait déjà un individu et déjà séparé de sa mère. Je croyais que mon problème était autre. «J’ai tout mon temps devant moi, me disais-je, j’ai trop de temps à dépenser, d’une façon ou d’une autre, qu’importe, ma longévité me permettra de me sacrifier pour des enfants comme pour autre chose, sans trop d’avarice et de res- sentiment. Mais mon corps n’est sans doute pas assez humain, pas assez animal, en tout cas pas assez vivant pour concevoir.» Je pensais, comme beaucoup d’hommes qui attendent de devenir pères sans s’affo- ler, sans risquer leur carrière, sans craindre de perdre dix-huit années de leur vie, que s’il m’arrivait un enfant, il me serait facile d’être mère, que cela irait de soi.

Parmi nos amis, il y a un couple qui a eu recours à une technique de fécondation. Résultat: à l’approche de la cinquantaine, ils ont eu des jumeaux! Peu de temps après, soit deux parents c’était trop pour des bébés, soit deux bébés c’était trop pour leurs parents, le couple se sépare, chacun prend un enfant, les jumeaux se rendent visite et changent de parent chaque semaine. Il est bien connu que la technologie peut multiplier les naissances parmi les personnes de plus en plus stériles. Elle n’a pas encore d’effet sur moi, sur mon incapacité foncière à enfanter, et les miracles produits sur les autres ne font qu’accentuer l’aspect incurable de mon état.