Alexandre Chenevert

Il faisait nuit. Le lit était tiède, la chambre paisible. Alexandre Chenevert s’éveilla à ce qu’il avait cru être un bruit, mais ce n’était encore qu’une préoccupation. Un bouton de son pardessus pendait au bout du fil noir. De plus c’était le printemps. Le printemps lui rappelait l’impôt sur le revenu. «Si je ne fais pas recoudre ce bouton…» pensa Alexandre Chenevert, puis il entrevit que peut-être on éviterait la guerre, justement à cause des armes qui étaient devenues si meurtrières.

Pourtant il espéra qu’il serait le maître de ce qu’il allait penser. Autrefois, alors qu’il jouissait d’un bon sommeil, si, par exception, il s’était levé à une heure indue, ç’avait été pour une excursion à la campagne, pour prendre un train, et une fois — il y avait déjà toute une vie de cela — pour tenter, à l’aube, l’ascension du mont Royal. Ses cruels réveils d’aujourd’hui restaient malgré tout liés à des joies anciennes. Il éprouvait une impression de départ, de renouvellement possible, et même un sentiment de son importance. Son cerveau lui jouait le tour de paraître dispos après si peu de sommeil. «Tant qu’à ne pas pouvoir me rendormir, se disait bravement Alexandre Chenevert, autant en profiter…» Et Alexandre se mit à penser au généralissime Staline, venu d’un séminaire, à Tito, dictateur en Yougoslavie, et au parapluie de soie tout neuf perdu hier sans doute dans un tramway. Il ne s’était acheté pendant longtemps que des parapluies de coton tout à fait bon marché dont l’étoffe s’usait vite. Il avait cru plus économique en fin de compte d’acheter un parapluie qui pourrait durer des années. C’était celui-là qu’il devait perdre. Il avait, dans sa vie, perdu quantité de choses, et presque toujours les meilleures: la jeunesse d’abord; ensuite la santé; et maintenant le sommeil. Mais qui donc, des Russes ou des Américains, pouvait bien avoir le plus de bombes atomiques? Très importante, la supériorité en bombes. Là était en quelque sorte la sécurité. Gandhi venait de commencer une nouvelle grève de la faim. Alexandre Chenevert l’aimait depuis le jour où, le voyant en photographie, il s’était découvert avec lui une ressemblance: comme le Mahatma des Indes, il était maigre, presque décharné et, pensait Alexandre en secret, bon peut-être. Des dockers aussi étaient en grève; des vivres destinés à des populations affamées pourrissaient sur place. «D’un autre côté, se dit Alexandre, si les gens n’avaient pas faim, si les vivres n’étaient pas périssables, est-ce que les dockers auraient un moyen de faire valoir leurs droits?» La justice lui semblait s’obtenir au moyen de terribles pressions. Cependant, les voyages dans les airs étaient loin d’être sûrs. Hier encore, un avion s’était écrasé à l’intérieur de Terre-Neuve. Trente-huit morts. Le vieux globe terrestre n’arrêtait pas de tourner pour si peu. Il avait pris pour Alexandre la forme qu’on lui voit au cinéma, dans les films d’actualité. Un lion rugit; une danseuse lève la cuisse; un tank s’enflamme; Mussolini apparaît, pendu par les pieds, le visage horriblement tuméfié; à côté de lui se balance, dénudé, le cadavre de Clara Petacci; au fond s’étagent des gratte-ciel; un homme sans visage parle au micro. Il dit: Le monde est devenu un et indivisible. «Indivisible, indivisible», se mit à répéter Alexandre. Il scanda, détacha, compta les syllabes du mot. Cinq syllabes.

Mais comment s’épelait «Hyderabad»? Deux r ou un seul r? Les manchettes et les sous-titres des journaux de ce temps-ci contenaient des noms d’endroits très singuliers. Les mots croisés en proposaient de plus curieux encore. Alexandre avait tout essayé pour se disposer au sommeil, jusqu’à se préoccuper pendant des heures de trouver un mot de trois lettres qui était le nom d’un canton suisse. Le Pape non plus ne dormait pas beaucoup. Sa Sainteté Pie XII regardait Alexandre de ces yeux immenses, doux et accablés, qu’on lui voit dans les images. Vicaire de Jésus-Christ sur terre, et par conséquent ni pour celui-ci ni pour celui-là parmi les peuples ennemis, comment pouvait-il ne pas s’agiter la nuit, tourner lui aussi la tête sur l’oreiller, de gauche à droite, de droite à gauche? Il y avait onze cantons en Suisse. Ou était-ce davantage?

La guerre avait énormément augmenté les connaissances géographiques d’Alexandre. De même que certains récits de voyage nous laissent pour la vie épris d’endroits tels que la cordillère des Andes, la Terre de Feu, de même les communiqués de presse, les informations de la radio avaient gravé dans l’esprit d’Alexandre des mots d’un attrait puissant: Mourmansk, Ankara, Téhéran. Il connaissait l’emplacement de Dunkerque, la plupart des plages de Normandie, Arromanches, par exemple, quel joli nom d’endroit qui évoquait malgré tout l’inlassable mouvement de la mer. Sa mémoire retenait encore «Stalingrad» et, de façon auditive seulement, quelque chose comme «Sarroya Roussa». Jusque dans le désert s’étaient poursuivies les armées. De gracieuses gazelles habitaient le désert. En vérité, sans la guerre, que connaîtrait Alexandre du vaste monde plaintif, splendide et moins peuplé en somme qu’on le disait?

En Grèce non plus on ne s’entendait pas. Les journaux avaient déclaré la guerre finie. Mais on n’avait pas cessé de se battre. Alexandre l’avait prévu d’ailleurs: on n’aurait pas dû se réjouir. Il voyait maintenant une immense portion de la carte du monde représentée en rouge. Vous savez bien qu’on ne parlait pas des Russes il y a une quinzaine d’années. On écrivait: le péril rouge; la menace bolchevique. Alexandre avait à peine eu le temps de se mettre au pas que les bolcheviks devenaient les «alliés des démocraties». La presse ne disait pas carrément: nos amis. Il y avait des discordances d’opinion, mais dans l’ensemble le ton des éditoriaux était bienveillant. Des manchettes racontaient l’héroïque défense de Stalingrad, la courageuse offensive russe, l’immense effort du peuple russe. Alexandre avait été lent à revenir de sa méfiance. Il avait encore sur le cœur l’attaque de la Finlande. Pourtant deux cent quarante millions de Russes existaient à ses yeux à cause de certains détails insignifiants mais humains. Les Russes portaient d’amples blouses serrées à la taille par une ceinture et de hautes bottes de cuir. Ils étaient musiciens; ils chantaient en chœur; ils possédaient les plus grands romanciers de tous les temps. D’ailleurs, ce n’était pas de leur faute s’ils restaient arriérés et barbares; leurs maîtres les avaient longtemps tenus dans le servage. Un jour, Alexandre lut qu’on avait rouvert les églises, là-bas, en Russie. Alors, il se fit un apôtre modéré de l’entente, annonçant: «Il y a des chances qu’on s’entende avec les Russes.»

Mais on était revenu aux termes hostiles. Alexandre ouvrit son petit appareil de radio, un bon soir, et il entendit reparler des Rouges. Plus aucun détail humain désormais. Seulement: l’Ours, les Soviets. Or, cette voix de la radio, à travers les années, paraissait la même à Alexandre, toujours souple, toujours persuasive, tellement convaincante: «Il faut se méfier des Soviets…» «Nos alliés, les Russes…» Quand donc avait-elle dit vrai? Maintenant, il était à prévoir que l’Amérique s’allierait un jour aux anciens ennemis allemands pour combattre les Russes, alliés d’hier. «Alors, ce n’était pas la peine de leur faire la guerre», protesta Alexandre. Alliés, ennemis, alliés… il alluma la petite lampe de chevet, jeta un regard au réveille-matin. Il y avait vingt minutes seulement qu’il était éveillé.

À côté de lui, madame Chenevert dormait. Comment pouvait-elle dormir tranquille alors que la guerre menaçait d’éclater? Dans trois ans. Mettons cinq. Aussitôt qu’on serait prêt.

Pour dormir, Eugénie Chenevert mettait autour de ses cheveux roulés en bigoudis un filet devenu graisseux. Ainsi dégagé, son visage était rouge et bouffi. Les lèvres entrouvertes, les joues lâches, elle avait une expression d’hébétude qui dégoûta Alexandre du sommeil. Pour dormir aussi complètement ne fallait-il pas être sans réflexion et sans réelle sensibilité?

D’ailleurs, à supposer qu’il n’y ait plus de raison de partir en guerre, on ne pourrait pas détruire les munitions: ce serait du gaspillage; il faudrait les utiliser.

Il se leva.

Dans la salle de bains, il se prit à réfléchir plus intensément. Il considérait ses doigts de pied déformés par des cors. Il avait de vilains pieds, maigres et étirés. Il fut frappé encore une fois par le déliement de l’esprit qui se manifeste à certains instants les moins opportuns, les moins dignes de la vie. De penser à l’immortalité de l’âme tout en contemplant ses orteils lui paraissait presque inconvenant. Mais, au fait, pourquoi serait-ce irrespectueux? Qu’est-ce qui était incongru: les pensées, la hauteur qu’elles atteignaient, leur éloignement de la servitude humaine? Ou bien les besoins trop fréquents d’un homme nerveux? Il y avait de l’ironie dans tout cela. Un homme ne devrait pas penser; ou bien ne pas avoir à éliminer de déchets.

Alexandre se mit à prier. Il priait volontiers quand il reconnaissait sa chétive condition. Cela était aussi instinctif chez lui que l’espèce de cri désolé qu’il lançait parfois dans le vide vers sa mère morte depuis des années. «Maman!» implorait cet homme déjà âgé, au hasard de ses rêveries, seul, la nuit.

Subitement, il fut en train d’envisager la question palestinienne. Il avait lu que des bateaux d’émigrants, en vue de la terre promise, au large de Jaffa, se voyaient refuser la permission d’aborder. Désespérés, quelques-uns de ces réfugiés tentaient d’atteindre la côte à la nage. Un des robinets de la baignoire ne fermait pas complètement. Il y avait un peu d’eau sur le fond émaillé. Alexandre vit un Juif de Pologne, son chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, qui se débattait dans la mer Rouge. Ailleurs, dans un bureau, un haut fonctionnaire arrangeait les affaires humaines sur du papier. C’était lui qui décidait combien d’émigrants pouvaient atterrir. Au loin, des cavaliers surgissaient, montés sur d’agiles petits chevaux du désert, et Alexandre imagina des burnous, des barbes noires, des yeux féroces, des Arabes quoi! Il les détesta. Il détesta le haut fonctionnaire anglais à son bureau. Toute sa pitié allait au Juif de Pologne qu’il avait distingué se noyant dans le filet d’eau de la baignoire. On ne devrait pas faire cela aux hommes, se dit Alexandre.

Pieds nus, frileux dans son pyjama fripé, il erra dans l’appartement. De tout son cœur, il désirait que les Juifs eussent un pays. Il entra dans la cuisine. Il fit de la lumière. Le problème palestinien lui parut hors de sa compétence et de sa responsabilité. Au fait, la guerre, les traités, la bombe atomique, rien de tout cela n’était au pouvoir d’Alexandre. «Que voulez-vous, dit-il à voix haute, moi je n’y peux rien.» Il éprouvait cependant qu’il y a quelque chose d’humiliant à être homme et à ne pas lutter contre le malheur. Il prit un biscuit sec dans une grosse boîte ronde, de couleur crème, marquée du mot: Biscuits. En Chine, il y avait combien de Chinois déjà? Mais n’est-ce pas l’Inde qui est le plus surpeuplée? demanda Alexandre. Il eut l’idée d’aller sur-le-champ consulter l’encyclopédie, mais il se mit plutôt à la recherche du bicarbonate de soude. Wendell Willkie, à la radio, avait proclamé: Le monde est devenu un et indivisible. Manger soulageait quelquefois l’insomnie. Alexandre avait lu que cela amenait le sang du cerveau vers l’estomac. Bicarbonate de soude… bicarbonate de soude… Manger suggérait toujours un médicament quelconque à Alexandre. Ce n’était pas une vraie faim cependant qui le tenaillait, plutôt une fringale nerveuse. «Je finirai par mourir d’un cancer d’estomac», se dit Alexandre avec une certaine malice comme s’il devait atteindre par là du moins à une destinée tout à fait personnelle.