Anorexie, boulimie et société

INTRODUCTION

À la fin des années 1970, l’anorexie mentale était encore une bizarrerie psychiatrique largement méconnue du grand public. Elle n’était alors l’affaire que d’une poignée de spécialistes appelés, d’une manière ou d’une autre, à œuvrer auprès de ces jeunes femmes qui, sans raison apparente, refusaient de se nourrir et maigrissaient à vue d’œil. On soupçonnait déjà que le problème puisse être (aussi) d’origine sociale – seulement, les disciplines outillées pour explorer la question ne s’y intéressaient que peu, ou pas du tout. Puis, en l’espace d’une décennie, la situation s’est radicalement transformée. L’anorexie a commencé à faire la une des revues à sensation, on la rencontrait dans les journaux, dans les romans, sur les plateaux de tournage. On s’en inquiétait à l’école et dans les familles. Avec la boulimie, qui a émergé un peu plus tard, elle est devenue l’un des risques bien connus de l’adolescence. On a rapidement associé, dans l’imagination populaire comme dans l’esprit des spécialistes, troubles alimentaires et obsession de la minceur. Cette dernière s’est par ailleurs continuellement renforcée au cours des dernières décennies. Les modèles à suivre sont de plus en plus maigres, tandis qu’être mince et être en santé deviennent progressivement équivalents (Guillen et Barr, 1994 ; Luff et Gray, 2009). Aujourd’hui encore, la popularité de l’anorexie – sans doute le plus glamour des troubles psychiatriques – ne se dément pas.
Le phénomène dans son ensemble pose nombre de questions liées à la sociologie. D’abord, pourquoi cette visibilité soudaine des troubles alimentaires alors que, malgré les apparences, il n’est pas certain que depuis les années 1970, leur incidence ait connu une augmentation aussi marquée qu’on aime le dire ? Il est vrai que la minceur, le contrôle du corps, l’esprit compétitif et le penchant pour la performance, caractéristiques de l’anorexie, entrent fortement en résonance avec les termes de la normativité contemporaine. Si la sociologie s’est tenue à l’écart du problème, d’autres disciplines se sont chargées d’élucider l’épineuse question de la relation entre anorexie, boulimie et société. Les diverses sciences médicales, la psychanalyse, les études féministes et les gender studies ont mis l’épaule à la roue, cherchant parfois dans la société des réponses aux questions sur les troubles alimentaires, parfois l’inverse. Il en résulte un ensemble de discours qui permet d’apercevoir une grande variété de représentations de ces troubles, mais aussi des individus qui en souffrent et des sociétés dans lesquelles ils surviennent. Ces discours seront l’objet de l’ouvrage dont j’expose ici les bases.
Ce qui transparaît d’abord à la lecture des multiples écrits sur l’anorexie et la boulimie, c’est une impérieuse nécessité de faire sens du phénomène. Faire sens : j’entends par là octroyer une cohérence à ce qui en paraît dénué, ramener dans l’ordre social ce qui semble lui échapper et rendre accessible à la compréhension ce qui se montre, de prime abord, comme absurde et sans fondement. La tâche est, dans le cas présent, d’autant plus urgente que l’anorexie, la boulimie et les corps qui leur sont associés peuvent être interprétés comme un refus des règles qui régissent la vie en société. En fait, en mettant en cause l’alimentation, ces troubles s’attaquent à l’un des piliers anthropologiques du lien social et mettent en évidence les frontières du social normal et acceptable.
Lorsque j’ai entrepris d’explorer la littérature sur l’anorexie et la boulimie, je cherchais d’abord une conceptualisation du problème assez solide pour y asseoir ma réflexion et assez souple pour ne pas trahir la diversité des expériences singulières, que j’aurais documentées par une enquête de terrain. Or ce que je lisais soulevait continuellement de nouvelles questions et apportait bien peu de réponses. Cette littérature est devenue l’objet de mon enquête. Le problème y est principalement abordé à partir de trois points de vue : celui de la pathologie, où l’anorexie et la boulimie sont considérées comme la conséquence de conflits intrapsychiques ; celui de la culture, où elles sont présentées comme le fruit de normes sociales intrinsèquement problématiques ; et celui de la déviance, où l’on s’intéresse à la manière dont les anorexiques et les boulimiques dérogent des normes sociales et les mettent en cause. Chacun de ces points de vue rend compte d’un aspect particulier des troubles alimentaires. Cependant, aucun ne permet d’embrasser la totalité du phénomène. Ainsi, l’anorexie et la boulimie ne sont pas que des pathologies, mais elles sont comprises, traitées et souvent vécues comme telles.