Après Céleste

L’été, quand les feuilles vertes ont fini de pousser sur les branches des arbres de Moreau, il fait plus sombre qu’en hiver sur la rue de mes parents, tant les feuillages centenaires font de l’ombre au-dessus des maisons. Chaque année, mes parents se sauvent alors pour chercher le soleil, en Espagne, au Maroc, au Belize, n’importe où en fait où la chaleur est plus écrasante en juillet que sur leur petite rue ombragée d’un petit village perdu du Nord, un petit village que je ne nomme jamais quand les gens veulent savoir d’où je viens, parce qu’il ne dit rien à personne, alors je me rabats toujours sur la grande ville la plus proche, en disant dans ce coin-là, et les gens hochent la tête, haussent les épaules, parce que même la ville la plus proche est une ville mineure, négligeable, dont on n’entend jamais le nom dans les bulletins météo et dont tout le monde n’a qu’une vague image mentale.
Quand j’étais petite, ils m’emmenaient avec eux. Nous partions à trois, unité familiale fusionnelle et indestructible, forte de nos têtes blondes et dures et de nos rires identiques, et nous fuyions ensemble l’ombre des grands arbres sur les bungalows et leur pelouse pour marcher sur les berges des îles des Caraïbes ou dans les rues du Caire ou de Terceira. J’aurais préféré la fraîcheur de notre petite rue, le vélo pendant des heures autour du quartier, les siestes dans le hamac de la cour arrière, les dessins sur l’asphalte avec Laure, ma voisine d’en face, ma meilleure amie, mais mes parents avaient d’autres plans. Nous partions à la fin de l’année scolaire et revenions au début du mois d’août, à temps pour acheter les fournitures et les vêtements neufs.
Cette fois, ils sont quelque part au Sud, dans une jungle quelconque, quand je stationne ma voiture dans l’allée. La pelouse et les platebandes sont à l’abandon, comme d’habitude. Les voisins ont fini par s’habituer et laisser mes parents tranquilles avec ce qu’ils appellent leur jardin anglais, mais qui n’est en fait qu’un fouillis de plantes indiscernables poussant les unes à travers les autres jusqu’à manger complètement le gazon constellé de pissenlits qui s’allonge à plusieurs centimètres au-dessus du trottoir craquelé.Ce n’est même pas ma voiture que je stationne, en fait, c’est une voiture de location, du même modèle que celle qu’on avait louée avec Simon pour notre voyage de l’été dernier, celle qui me donnait l’impression de se conduire toute seule. Même si j’ai eu mon permis à seize ans comme tout le monde à Moreau, je n’ai jamais eu de voiture à moi, et j’ai arrêté de conduire quand je suis arrivée en ville – sauf pour visiter mes parents et sauf cet été-là, avec Simon, pour aller jusqu’à la mer. La mer qui est tellement loin de Moreau.