Arvida

Mon père et Proust

Ma grand-mère la mère de mon père disait souvent :
— Y a pas de voleurs à Arvida.
Pendant longtemps, c’est vrai, il n’y a eu que de bonnes gens à Arvida. Des catholiques honnêtes et travaillants, et les cadres et les patrons protestants de l’usine d’aluminium, qui sont fondamentalement, aux dires de mon père, de bonnes personnes. On pouvait laisser traîner ses outils dans le garage. On pouvait laisser les portes des autos débarrées et les portes des maisons ouvertes.
Il y avait une très belle photo, datant de l’après-guerre, qui était comme toutes les belles photos une image vide, avec presque rien dessus et tout au-dehors. Dessus, une dizaine de bicyclettes jonchaient la pelouse devant le dispensaire. En dehors de la photo, dans le sous-sol de la bâtisse, des enfants faisaient la queue devant un grand rideau blanc pour être vaccinés contre la polio. En dehors de la photo, les quelques fois où je l’ai vue, ma grand-mère mettait le doigt dessus en disant :
— Tu vois bien. Y a pas de voleurs à Arvida.
Elle a dit ça toute sa vie, ma grand-mère la mère de mon père. Sauf pendant une vingtaine d’années durant lesquelles, parfois, elle a regardé mon père en disant :
— Y avait pas de voleurs à Arvida, maintenant y a toi.
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Faut dire qu’à peu près toutes les histoires de famille mettant mon père en vedette étaient le récit d’un larcin. Y compris la toute première. À trois ans, mon père a éprouvé son premier vrai désir devant les May West géants qui ornaient le cageot du boulanger. Ça s’écrivait Mae West, à l’époque, comme l’actrice. Vachon a gardé cette orthographe-là jusqu’à ce que la succession de Mae West leur envoie une mise en demeure en 1980. Les May West coûtaient cinq cennes et le budget serré de la famille n’autorisait pas ce genre de fantaisie. Après s’être fait dire non par sa mère une bonne douzaine de fois, mon père a décidé de changer de stratégie.
Un peu plus tard dans l’année, Monique la marraine de ma tante Lise lui a offert quinze sous pour sa fête. Mon père s’est introduit dans la chambre des filles et a volé la somme dans la commode, un matin, pendant que sa mère accueillait le boulanger. Il a descendu les marches sur la pointe des pieds, s’est faufilé dehors sans que sa mère le voie et s’est caché derrière un arbre. Quand le boulanger est sorti pour retourner dans son camion, mon père est sorti de sa cachette et l’a intercepté en l’accrochant par les jambes.
Il a ouvert la main, a tendu les quinze cennes.
— Ma mère a oublié de vous donner ça.
— C’est pour quoi?
— Des May West.
— Ça fait trois gros May West, ça.
— C’était ma fête cette semaine.
— T’as eu quel âge?
— Dix ans.
Le boulanger savait très bien que mon père mentait, sur son âge comme sur le reste. Mais il regardait le petit bonhomme saliver au-dessus de son cageot depuis trop longtemps pour avoir envie de jouer les polices. Il lui a vendu les gâteaux. Mon père est allé se tapir dans l’ombre sous la galerie, il s’est accroupi au milieu des feuilles sèches et des planches pourries avec les araignées et les scutigères. Sans attendre, il a dévoré les May West à grandes bouchées, comme une créature affamée de n’avoir pas mangé de l’hiver.
Quand sa mère a commencé à l’appeler, plus tard, il est rentré dans la maison, convaincu d’avoir réalisé le crime parfait, jusqu’à ce qu’elle lui demande pourquoi il avait du chocolat partout sur la figure et jusque dans les cheveux. Elle l’a placé en garde à vue tout l’après-midi et ne l’a laissé sortir de la chambre qu’une seule fois, pour donner libre cours à une diarrhée fulgurante. Ainsi s’amorça la longue série de semaines que mon père passerait dans sa chambre en pénitence.