Au 5e

ÉLOI

se fait des bras avant que la pizza arrive

Il n’y a qu’une porte au 5e. Elle m’a dit de cogner en arrivant, mais avec le bruit infernal que fait la Volks, elle doit savoir que je suis là.

Je déteste les escaliers qui n’ont pas de contre­marches. Ils me donnent mal au cœur si je ne regarde pas devant moi et me font trébucher si je ne regarde pas les marches. Et les monter avec une boîte aussi large que moi dans les bras — même si ça ne fait pas si large que ça —, ça augmente quand même le niveau de difficulté.

J’avais oublié que le système de sécurité au rez-de-chaussée ne fonctionne pas ; j’ai sonné pendant quinze minutes — mon cellulaire était mort, je ne pouvais pas l’appeler pour lui dire de me buzzer in — avant de me mettre à donner des coups de pied dans la porte : je n’ai même pas songé à déposer la boîte que j’avais entre les mains. La porte en question s’est entr’ouverte avec un clic qui a résonné jusqu’au fond du hall. Soupir.

Je dépose la boîte devant la porte en me pliant complè tement en deux — mes genoux font déjà assez mal comme ça, au pire je me barre le dos et aban­donne le déménagement.

Pas question de cogner : elle sait que je suis là, elle aurait dû venir m’ouvrir. Évidemment elle se délecte de l’attente, des frissons d’angoisse et d’excitation du je ne sais pas ce que ça va donner mais en ce moment tout est encore possible alors s’il te plaît laisse-moi encore un peu de temps pour imaginer. Si on était à la gare, elle aurait le nez dans un livre et n’en sortirait pas avant que je ne fasse de l’ombre sur les pages.

Je lui avais dit de me donner une clé. Je lui avais dit ça va être plus simple, Alice. Mais elle a insisté pour y être. Pour m’attendre. Pour me forcer à cogner.

Il reste une trentaine de boîtes en bas, une autre batch à l’autre appartement, je vais mourir, c’est sûr, je vais mourir. En redescendant les escaliers — je regarde les marches une à une, cette fois —, je décolle mon t-shirt de mon ventre et je secoue le tissu pour m’éventer.

Je suis ici à cause d’Émilie. Je la vois encore, elle pleu­rait en faisant la vaisselle, elle a dû me dire quelque chose comme je m’en vais puisqu’au matin, elle était partie, mais je n’arrive pas à me souvenir de ses paroles exactes, pourquoi ? Je ne pouvais certainement pas me payer un 4 1/2 tout seul, même à Sherbrooke. On a dû sous-louer. J’ai texté Alice (j’ai besoin de café), on a pris une bière, ça s’est terminé par anyway j’ai pas de meubles, juste un lit, tout était à elle, et le lendemain, elle m’apprenait qu’elle était en pourparlers avec ses colocs pour m’offrir la chambre libre au 5e. Je ne pense pas que je lui avais demandé, mais si oui, j’ai dû dire que ce serait temporaire.

Des fois, je fais des choses sans m’en rendre compte. Au final, c’est peut-être moi qui ai poussé Émilie à partir, elle n’a peut-être pas le mérite d’avoir pris une décision toute seule. Elle a peut-être voulu (enfin) prendre le risque de vivre sans moi parce qu’elle n’en pouvait plus de mon apathie, de mon indifférence. Je pense (j’imagine, je suppose) qu’elle le voulait vraiment ; que depuis longtemps, elle voulait partir, mais je crois qu’elle n’aurait pas bougé si ça n’avait été des rats. Des rats dans le sous-sol pas fini. C’est ça : l’épisode des larmes pendant la vaisselle, c’était après la visite de l’exterminateur. J’suis pus capable, Éloi. J’peux pas rester ici.

Chez Alice, il y a des chats au lieu des rats. Je prévois m’entendre mieux avec eux qu’avec ses colocs. Elle a évité le sujet, mais je les comprendrais de préférer n’importe qui d’autre que moi. Quelqu’un qui, au mini­mum, ne serait pas le premier chum d’Alice (donc son premier ex !). Elle a dû leur faire des promesses et ils ont eu pitié.

Puisque de toute façon, c’est temporaire.

J’aurais pu me trouver autre chose, un apparte­ment à moi. Mais ça adonnait trop bien, cette cuisine équipée, ce salon meublé et ce prix dérisoire. Cinq adultes dans un 6 1/2, c’est peu d’espace, mais c’est sur­tout peu de dépenses. Je suis là maintenant, aussi bien faire comme si ça m’allait. Monter une deuxième boîte, une troisième, une quatrième. Quinze allers-retours au 5e.

J’aimerais mieux rester en bas, endurer la chaleur qui graisse mes cheveux et détrempe mes aisselles. C’est parfait, tiens, je monterai avec une boîte quand le livreur de pizza va se pointer, il sera obligé de cogner à ma place.

Dehors, il y a des gros chênes de chaque côté de l’entrée principale du bloc ; je choisis celui de gauche pour m’as-seoir à l’ombre et regarder mon bazou faire clignoter ses quatre flashers.

Mon dos s’est à peine posé contre le tronc d’arbre que la porte du bloc s’ouvre. Alice a décidé que j’avais besoin d’aide. Elle aime tellement répondre à mes soi-disant besoins avant que je ne les émette qu’elle est descendue. Avec du thé glacé.

Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Elle a pas besoin d’être si... gentille.

J’ai beau chercher, il me semble que je n’ai jamais désiré être dans une situation comme ça. Avec Alice ça ira, malgré sa propension à vouloir s’assurer que tout le monde va bien. Tout ce que je sais des trois autres, c’est ce qu’elle a bien voulu en dire. Camille reste beaucoup à la maison à cause de sa job, mais elle est très, très discrète ; Gaëlle fait les meilleurs desserts de la ville, tu vas voir ; Simon y gosse un peu sur le ménage, mais faut juste suivre l’horaire des tâches, ça va aller...

Je les endurerai. Ça ne veut pas dire que le respect va suivre.

Elle va s’asseoir, je vais soupirer, elle va me sou­rire, je vais baisser la tête, boire le thé glacé, résister à l’envie de me verser le pichet sur la tête, la remercier, monter des boîtes.

Elle s’assoit plus près de moi que j’aurais préféré, non sans avoir pris le temps d’étendre une nappe à pique-nique sur le gazon avant de s’installer.

T’as pas cogné, qu’elle dit en me tendant un verre, sourcils froncés.

Elle est drôle, elle. Elle pense que ça se passe comme dans sa tête, que je suis là et que je suis son ami. Elle a toujours voulu qu’on soit amis. Je m’en veux de lui en demander autant, elle pense probablement que je n’en demande pas assez, que je suis méchant, insensitive, oui, c’est ça, insensitive. J’habite ici en attendant. En attendant de trouver mieux.

J’y pense tout le temps, j’essaie d’être patient, j’essaie beaucoup trop, je réussis souvent. Et parfois je me mets à y penser et je panique.

Je finis par pousser une réponse : Allo, Alice.

Elle sourit. T’es cute, toi. Est-ce que ça va ?

Non, ça va pas, mais je ne lui dis pas, c’est pas grave, this too shall pass.

En voulant boire le thé glacé, j’ai manqué de visou. J’en ai renversé partout dans ma barbe.