Autopsie d'une femme plate

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Où je donne mon opinion sur le mariage.

 

J’ai toujours trouvé terriblement prétentieux de rassem­bler tous ceux qu’on aime pour dire voilà, nous, ici et maintenant, malgré les statistiques accablantes, nous pouvons affirmer que nous, fusionnés temporairement dans l’illusion de l’éternité, c’est pour TOUJOURS. Et nous vous avons demandé de prendre votre temps et votre argent pour venir ici aujourd’hui parce que nous, Nous, nous échapperons à ce qui tue l’amour chez les autres. C’est une certitude que nous avons, à vingt-trois ans, et que nous tenons à partager. Que la majorité se soit cassé les dents sur l’invraisemblance d’un tel serment ne nous a pas convaincus ni effrayés. Notre amour survi­vra puisqu’il est spécial, le nôtre. Nous ne nous aimons pas comme les autres, nous. Notre mariage à nous will survive.

Mais dans les soirées d’à peu près toutes les noces bien arrosées, les gens envahissent la piste de danse pour crier, en essayant d’enterrer Gloria Gaynor, qu’ils ont survécu, eux, à la mort de leurs illusions. Je les ai vues, moi, les matantes, les mains fermées sur des micros imaginaires en train de se payer un moment de toute-puissance en chantant les seules paroles connues de la toune : « I will survive, hey, hey ! » Elles ont « survivé », oui, malgré leur divorce. Hé, hé.

À tout prendre, il n’y a qu’un véritable problème avec le mariage, et c’est la formule de l’échange des vœux. Ça ne fait pas sérieux, ces promesses d’amour faites à la vie, à la mort, dans le bonheur ou la misère noire. Par souci d’honnêteté pour les générations à venir qui s’entêteraient à se marier, je suggère donc qu’on amende la formule pour lui donner une tournure plus XXIe siècle, moins conte de fées : « Je fais la promesse solennelle de t’aimer, et patati et patata, jusqu’à ce que je ne t’aime plus. Ou jusqu’à ce que je tombe pour quelqu’un d’autre. » Parce qu’on ne peut pas se le cacher, il arrive que le rouleau compresseur du quotidien aplatisse sérieusement les pas­sions les plus enflammées, les plus solides.

Oui, tout le monde connaît des couples qui sont ensemble depuis soixante ans, contre vents et marées, de belles métaphores qui servent depuis des siècles et des siècles à magnifier le désarroi d’époux souvent prison­niers de leur promesse. La Terre compte plus d’enfants nés avec un sixième doigt de main ou de pied que de couples qui ont vécu véritablement heureux, ensemble, toute leur vie. Cette excroissance est présentée par la science comme une « anomalie exceptionnelle », alors que le mariage est encore une institution-pilier de notre société. À quand le Salon du sixième doigt ?

Moi, je voulais seulement vivre avec l’homme que j’aimais, avoir de lui des enfants qu’on élèverait et ché­rirait en s’épaulant de notre mieux, le plus longtemps possible. Je les aurais aimés autant, mes petits bâtards. Mon mari aussi, s’il n’avait été que mon chum. Peut-être même mieux, sans cette gaine du mariage qui m’a empê­chée de voir que notre amour s’était effrité de l’intérieur.

Je me suis mariée parce que ma belle-famille trou­vait mon amour trop simple. Avant cela, je n’avais jamais conçu la simplicité comme une tare. Elle sera bien servie dans son goût du complexe, la belle-famille, les divorces le sont toujours.

J’ai mis des années à me refaire quand il m’a dit « je pars, j’aime quelqu’un d’autre ». Ce n’est pas moi qu’il tuait par ses mots assassins, mais toutes les idées que je m’étais faites de moi, par ses yeux, par cette union sacrée qui me complétait, me définissait. Union dans laquelle je m’étais finalement totalement abandonnée puisqu’on l’avait scellée avec des serments sacrés et des bagues bénies.

Quand il m’a dit qu’il ne pouvait plus tenir sa pro­messe, j’ai perdu pied. Tous mes repères se sont évanouis en quelques mots. Et pendant ma descente aux enfers, vertigineuse, les perches que j’essayais d’attraper se déro­baient sous ma main.

On aura cru, à tort, que je lui en ai voulu de ne plus m’aimer. Les sentiments ne se commandent pas, c’est bien connu. Et c’est beaucoup mieux comme ça. La colère nous le fait oublier momentanément, mais on y revient un jour ou l’autre. C’est une chose que je pouvais comprendre au-delà de l’anéantissement que je vivais. Comment l’aurais-je forcé à continuer de m’aimer, d’ailleurs ? N’aurait-il pas préféré être encore amoureux de moi ? Tout aurait été plus simple, pour tout le monde, à commencer par lui qui allait devoir s’expliquer, s’excuser, se justifier, se défendre devant tant de monde pen­dant tant de temps avant d’espérer le retour de la paix. Pour être franche, je ne l’ai jamais envié dans toute cette histoire.

Je lui en ai voulu pour le temps, implacable, qui a laissé ses marques partout sur mon corps. Même s’il n’y est pour rien, je ne peux m’empêcher de trouver ingrat que les années n’aient eu sur lui que des effets bénéfiques au regard de nos goûts du jour. Les acteurs ne sont jamais aussi beaux qu’au tournant de la cinquantaine, alors qu’on fait des pipis nerveux en voyant Monica Bellucci jouer les Bond girls. C’est pour cette injustice crasse que je l’ai détesté, lui et sa nunuche, lui et son pouvoir de tout recommencer à zéro à l’âge où mon appareil reproduc­teur m’annonçait sa retraite. J’ai bientôt eu tant de fiel à déverser que je me suis mise à me détester moi-même, corps et âme. Si Jacques avait manqué d’arguments pour se pousser, j’aurais pu lui en fournir à la pelle.

N’empêche, comme les matantes, j’ai survivé.