Bondrée

Bondrée est un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l’abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. Son nom provient d’une déformation de « boundary », frontière. Aucune ligne de démarcation, pourtant, ne signale l’appartenance de ce lieu à un pays autre que celui des forêts tempérées s’étalant du Maine, aux États-Unis, jusqu’au sud-est de la Beauce, au Québec. Boundary est une terre apatride, un no man’s land englobant un lac, Boundary Pond, et une montagne que les chasseurs ont rebaptisée Moose Trap, le Piège de l’orignal, après avoir constaté que les orignaux s’aventurant sur la rive ouest du lac étaient vite piégés au flanc de cette masse de roc escarpée avalant avec la même indifférence les soleils couchants. Bondrée comprend aussi plusieurs hectares de forêt appelés Peter’s Woods, du nom de Pierre Landry, un trappeur canuck installé dans la région au début des années 40 pour fuir la guerre, pour fuir la mort en la donnant. C’est dans cet éden qu’une dizaine d’années plus tard, quelques citadins en mal de silence ont choisi d’ériger des chalets, forçant Landry à se réfugier au fond des bois, jusqu’à ce que la beauté d’une femme nom­mée Maggie Harrison ne l’incite à revenir rôder près du lac et que l’engrenage qui allait transformer son paradis en enfer se mette en branle.

 

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Les enfants étaient depuis longtemps couchés quand Zaza Mulligan, le vendredi 21 juillet, s’était engagée dans l’allée menant au chalet de ses parents en fredonnant A Whiter Shade of Pale, propulsé par Procol Harum aux côtés de Lucy in the Sky with Diamonds dans les feux étin­celants de l’été 67. Elle avait trop bu, mais elle s’en fichait. Elle aimait voir les objets danser avec elle et les arbres onduler dans la nuit. Elle aimait la langueur de l’alcool, les étranges inclinaisons du sol insta­ble, qui l’obligeaient à lever les bras comme un oiseau déploie ses ailes pour suivre les vents ascendants. Bird, bird, sweet bird, chantait-elle sur un air qui n’avait aucun sens, un air de jeune fille soûle, ses longs bras mimant l’albatros, les oiseaux d’autres cieux tanguant au-dessus des mers déferlantes. Tout bougeait autour d’elle, tout s’animait d’une vie molle, jusqu’à la serrure de la porte d’entrée, dans laquelle elle ne parvenait pas à introduire sa clé. Nevermind, car elle n’avait pas vraiment envie de rentrer. La nuit était trop belle, les étoiles trop lumineuses. Elle avait donc rebroussé chemin, retraversé l’allée bordée de cèdres, puis elle avait marché sans autre but que de s’enivrer de son ivresse.

À quelques dizaines de pieds du terrain de camping, elle s’était engagée dans Otter Trail, le sentier où elle avait embrassé Mark Meyer au début de l’été avant d’aller raconter à Sissy Morgan, son amie de toujours et pour toujours, à la vie à la mort, à la vie à l’éternité, que Meyer frenchait comme une limace. Le souvenir flasque de la langue molle cherchant la sienne en se tortillant avait fait monter un goût de bile acide dans sa gorge, qu’elle avait combattu en crachant, ratant de peu le bout de ses sandales neuves. Esquissant quelques pas maladroits qui lui avaient arraché un fou rire, elle s’était enfoncée dans la forêt. Les bois étaient calmes et aucun bruit n’altérait la quiétude des lieux, pas même celui de ses pieds sur le sol spongieux. Puis un léger souffle de vent avait effleuré ses genoux et elle avait entendu un cra­quement derrière elle. Le vent, s’était-elle dit, wind on my knees, wind in the trees, sans se soucier davantage de l’origine de ce bruit au sein du silence. Son cœur n’avait cependant fait qu’un bond quand un renard avait détalé devant elle et elle s’était remise à rire, un peu ner­veusement, songeant que la nuit suscitait la peur parce que la nuit aimait la peur dans les yeux des enfants. Isn’t it, Sis ? avait-elle mur­muré en se rappelant les jours lointains où elle tentait avec Sissy de provoquer les fantômes qui peuplaient la forêt, celui de Pete Landry, celui de Tangara, la femme dont les robes rouges avaient ensorcelé Landry, et celui de Sugar Baby, dont on entendait les jappements au sommet de Moose Trap. Tous ces fantômes avaient aujourd’hui dis­paru de l’esprit de Zaza, mais la noirceur du ciel sans lune ravivait le souvenir de la robe rouge qui s’enfuyait entre les arbres.

Elle s’apprêtait à bifurquer dans un sentier coupant Otter Trail quand un autre craquement avait retenti derrière elle, plus fort que le premier. Le renard, s’était-elle dit, fox in the trees, refusant que l’obscurité gâche son plaisir en exhumant ses stupides peurs d’enfant. Elle était vivante, elle était ivre, et la forêt pouvait bien s’écrouler autour d’elle, elle ne flancherait ni devant la nuit ni devant les aboie­ments d’un chien mort et enterré depuis des siècles. Elle avait recom­mencé à fredonner A Whiter Shade of Pale parmi les arbres ondoyants, s’imaginant danser un slow torride dans les bras puissants d’un inconnu, puis elle s’était arrêtée net après avoir failli trébucher sur une racine tordue.

Le craquement s’était rapproché et la peur, cette fois, était par­venue à se frayer un chemin sur sa peau moite. Who’s there ? avait-elle demandé, mais le silence était retombé sur la forêt. Who’s there ? avait-elle crié, puis une ombre avait traversé le sentier et Zaza Mulligan s’était mise à reculer.