Ça ira

Chapitre 1

Il y a quatre murs très blancs et le silence. Enfin, pas vraiment le silence parce qu’on entend la respiration des autres patientes endormies et les pas du veilleur, qui pointe sa lampe de poche sur les lits à chaque heure de la nuit. Il constate les évasions, qui n’arrivent pourtant jamais ou presque. Parfois, une infirmière réveille Zoé, pressée de voir si son rythme cardiaque se maintient. Le cœur bat toujours.

Zoé ne veut pas vraiment qu’il s’arrête, mais elle a l’impression qu’elle est plus forte quand il bat lentement.

C’est surtout pour ça qu’elle est ici, le cœur, le corps ensuite, en entier ralenti, puis la tête, comme une pierre impossible à briser.

Au matin, ça sent la maladie qu’on essaie de camoufler sous le javellisant. Tout se remet à bouger très vite, sauf elle, figée entre deux mondes, deux âges, deux elles. C’est sa première fois, ici. Elle ne pense pas encore à ce qui l’attend, à ce qu’on lui demandera, à ce qu’elle devra faire, envers et contre elle.

Zoé est ici depuis trois jours et trois nuits.

Elle n’a pas parlé. Les mots manquent, sans doute parce qu’ils pèsent trop lourd.

Elle n’a pas mangé et on ne s’en étonne pas. Elle n’a regardé personne, c’est plus rare. Elle garde les yeux grands ouverts, fixés au plafond, même quand tombe le soir.
Elle sait pourquoi on l’a amenée ici mais ignore pourquoi on la garde avec autant d’empressement. Elle ne croit pas qu’elle mérite toute cette bienveillance, soudain.

Elle apprendra, peu à peu. Elle ne souhaite rien, elle est vide, tout simplement, insensible et ailleurs.

Béatrice ouvre les lourds rideaux et laisse entrer le soleil de janvier dans la pièce. Il est neuf heures du matin. Souriante, maternelle, elle s’approche de Zoé. Elle repousse les che- veux qui sont tombés sur son front. Sa main est glacée, mais l’adolescente ne sursaute pas. Béatrice sort ses instruments, prend la tem- pérature et la pression de sa jeune patiente, note tout au dossier en sourcillant légèrement. Puis, elle apporte un plateau chargé de fruits, de céréales et de croissants frais qu’elle dépose devant Zoé.
Voilà, la nourriture.
Colorée, tendre et juteuse. Un bonheur, supposément, pour tout le monde. Un plaisir. C’est plutôt ça : un plaisir des sens. Pour presque tout le monde. Presque, ça veut dire pas pour Zoé.

Sous les couleurs, la tendreté et le jus, il y a la honte.

Zoé ne bronche pas. Résistance autopro- clamée. Elle ne touche à rien, et imperceptiblement elle pince les lèvres. Béatrice cherche à attirer son attention sur le plateau, mais Zoé esquive tout contact humain.

Béatrice pourrait abdiquer. Des filles comme Zoé, elle en a vu des centaines, toutes pareilles, harassées d’autant de maux intérieurs et paralysées par cette même faim obnubilante. Elles arrivent avec la même absence, la même détermination, la même conviction profonde qu’elles ont raison et que les autres ont tort.

Encore une, avec une histoire différente
mais un regard identique sur ce monde auquel
elle ne participe plus par dégoût de la réalité commune : boire, manger, succomber.

Toutes semblables et si complexement différentes. Béatrice doit baliser de nouveaux repères de minute en minute.

Béatrice souffre un peu chaque fois qu’une nouvelle fille lui est livrée, désolant paquet d’os dont la détresse aura rongé la chair et l’esprit. Elle a beau les connaître par cœur, ces adolescentes que des parents exténués déposent entre ses bras dans l’espoir qu’elle les leur rende miraculeusement « comme avant », elle doit tout recommencer, tout le temps, remettre ses acquis de côté, réviser les théories, attendre, attendre, attendre.

Béatrice reste dans la chambre, plantée devant Zoé dont le regard fuit maintenant. Elle reste, fascinée par l’entêtement de ce petit bout de femme qui refuse de vivre et qu’on a enfermé pour éviter qu’il ne meure complètement, au cas où elle changerait d’idée.

Doucement, Béatrice parle. Elle parle à Zoé et elle se doute bien que son intervention demeurera vaine. Elle parle quand même et elle dit un peu n’importe quoi, n’importe comment, mais à la fin Zoé croise son regard et Béatrice se tait, médusée. Elle recule d’un pas, perd presque l’équilibre, s’accroche à la table à roulettes.

Zoé murmure mais c’est comme un hurle- ment. Elle crie en sourdine : « Foutez-moi la paix!»

Elle frappe trois fois sa tête contre l’oreiller. Elle a les yeux remplis de haine, une haine viscérale,qui vibre dans tous les coins de son corps, une haine qui a besoin de tuer.
Pendant une seconde, Béatrice a eu peur de Zoé. Ça ne lui était jamais arrivé, avant, avec les autres filles.

Elle ne recommencera plus.

Elle ne craindra plus sa malade. Elle ne doutera plus.

Elle sait que la haine n’est qu’un besoin d’amour déguisé.

Béatrice va aider Zoé, qu’elle le veuille ou non.