Cataonie

Combien ?

Certains romanciers se font un devoir d’inscrire à la fin de leur ouvrage, comme si cela pouvait intéresser qui que ce soit, le lieu où ledit ouvrage fut composé, ainsi que les dates du début et de la fin de la rédaction. Par exemple : « Saint-Georges-de-Champlain, octobre 2012-février 2013 ». Je ne sais pas pour vous, mais ce « février 2013 » me laisse toujours perplexe. Pour « Saint-Georges-de-Champlain » et « octobre 2012 », pas de problème : on sait toujours où on se trouve quand on écrit, et on sait quand on commence. Mais à quel moment est-il licite de clamer : « Voilà, mon ouvrage est fini » ? Quand on tient son premier jet ? Quand, après quelques mois de réécriture, le manuscrit est prêt à être soumis à un comité de lecture ? Quand le travail éditorial est achevé ? N’en sachant rien, je me garde de faire publiquement état de mes progrès. Toutefois, en mon for intérieur, j’estime que le plus gros du travail est accompli quand je suis arrivé au bout du premier jet.

C’est vers les premiers jours du printemps que je mis le point final aux Tourments de Serge, mon dernier roman. Comme il arrive toujours dans ces cas-là, j’étais dans un état second, comme au sortir d’un rêve, un peu mélancolique mais tout de même content d’en avoir fini, d’avoir enfin tiré ce monstre du néant où il se trouvait encore trois ans plus tôt. Je savais qu’il me faudrait relire le manuscrit jusqu’à l’écœurement, polir mes phrases, débusquer les moindres erreurs, éliminer les redites, etc. Mais je verrais cela plus tard. Pour le moment, je sentais que je devais me changer les idées, aussi invitai-je Firmin à aller boire un verre dans notre mastroquet favori. Après que nous fûmes convenus du rendez-vous, je pris mon chapeau, mes gants et ma canne, et je sortis de chez moi pour la première fois depuis des semaines.

Arrivé le premier au débit de boissons, je commandai une consommation et tuai le temps en feuilletant l’hebdo local. Firmin n’avait jamais été un garçon très ponctuel, aussi j’eus le temps de lire le canard en entier avant son arrivée, y compris les petites annonces. Là, parmi les habituels chats perdus, âmes esseulées, appartements à louer et offres de service en tous genres, se trouvait l’annonce qui allait causer ma perte. Le message était ainsi conçu : A. Houle, compteur de mots. Je compte les mots pour vous dans les principaux formats de fichiers électroniques. Tarif : 1 $ les 300 mots. Possibilité de prix forfaitaire pour textes de plus de 25 000 mots. Nonobstant son caractère farfelu, cette annonce me frappa, car elle me ramenait à mes préoccupations du moment. En effet, après avoir terminé mon manuscrit, j’avais consulté les statistiques fournies par mon logiciel de traitement de texte pour apprendre que mon roman comportait exactement 99 874 mots. Ainsi donc, je ratais la barre des 100 000 par seulement 126 mots. Trouvant cela un brin fâcheux, je m’étais dit que, du moment que l’Art n’en souffrait pas, il devait bien y avoir moyen de gonfler un peu mon texte. Ainsi, le reprenant du début, je l’avais saupoudré de quelques centaines de mots supplémentaires (il fallait tenir compte de l’inévitable dégraissage qui surviendrait pendant le processus éditorial), allongeant une description ici, ajoutant une incise là. À l’origine, la deuxième partie du roman se déroulait à Bangkok ; toutefois, grâce à la fonction « remplacer tout » de Word, j’avais changé toutes les occurrences de « Bangkok » (qui compte pour un mot) par « New York » (comptant pour deux). Le mot revenant 346 fois dans le texte, c’était autant de gagné. Puis il me vint un éclair de génie : tout compte fait, cette deuxième partie ne se déroulerait ni à Bangkok ni à New York, mais plutôt à Salt Lake City. Trois mots chaque fois ! Évidemment, transporter l’action de Bangkok à Salt Lake City demanderait quelques retouches mineures mais, encore une fois, je verrais plus tard.

Je montrai l’annonce à Firmin lorsqu’il finit par arriver. « Ce garçon est fou ! Qui a besoin d’un compteur de mots ? Qui paierait pour une information que l’on peut obtenir d’un simple clic de souris ? » Bien que je souscrivisse à l’opinion de mon ami, j’arrachai la page du journal et la glissai dans mon portefeuille. « Ne me dites pas que vous comptez prendre langue avec ce fumiste ?

– Peut-être bien, oui…

– Si vous tenez vraiment à jeter votre argent par les fenêtres, il y a toujours les bonnes œuvres.

– Je n’ai pas dit que j’allais recourir à ses services. Seulement, ce type m’intrigue. »

Je rentrai vers dix heures ce soir-là, légèrement gris. Il était un peu tard pour appeler chez les gens, mais ce compteur de mots m’avait occupé l’esprit toute la soirée, et ma curiosité était trop grande pour que j’attendisse jusqu’au lendemain. Je composai son numéro. « Puis-je parler à monsieur Houle ?

– C’est ce que vous faites en ce moment.

– Oh ! Euh… je sais qu’il est un peu tard et…

– Du tout, du tout. Je suis toujours de service. On ne sait jamais quand une urgence peut survenir.

– Une urgence ? Je ne voudrais pas vous vexer, monsieur, mais cela est-il déjà arrivé que quelqu’un ait eu besoin de toute urgence d’un compteur de mots ?

– Vous ne me vexez pas le moins du monde, monsieur. Votre question est légitime, et la réponse est que cela arrive plus souvent qu’on ne pourrait le croire.

– Et… euh… les affaires marchent bien ?

– Je peine à suffire à la demande. Avec toutes ces professions où vous êtes payé à tant du mot, traducteur, réviseur, rédacteur…

– Mais puisque mon logiciel de traitement de texte m’informe gratuitement du nombre de mots que compte mon texte…

– Ah ! Nous y voilà ! Et vous le croyez sur parole, votre traitement de texte ?

– Pourquoi diable me mentirait-il ?

– Permettez-moi de répondre à votre question par une autre : votre fameux logiciel est sans doute également équipé d’un correcteur grammatical.

– Oui.

– Et ce correcteur grammatical, corrige-t-il effectivement la grammaire ?

– Hem… en fait non… plus souvent qu’autrement il me signale des fautes qui n’en sont point et néglige de véritables erreurs. J’avoue que si j’écoutais chacune de ses suggestions, cela donnerait lieu à un épouvantable galimatias…

– Ah ! Ainsi vous admettez que votre traitement de texte vous raconte n’importe quoi quand il s’agit de grammaire, mais dès qu’il est question de nombre de mots, ses déclarations sont parole d’Évangile.

– Vous avez là un argument…

– Possède-t-il aussi une fonction « traduction » ?

– Oui.

– Et vous arrive-t-il de l’utiliser ?

– Quelquefois, par manière de délassement, pour le plaisir de le voir rendre John lives in Turkey par « Jean vit en dinde ».

– Mais vous ne l’utiliseriez pas pour réellement traduire un texte ?

– Quelle drôle d’idée !

– Je ne vous le fais pas dire. D’ailleurs, la preuve que les logiciels de correction grammaticale et de traduction sont de la pure arnaque, c’est qu’il existe toujours des correcteurs et des traducteurs. Le jour où un logiciel pourra réellement effectuer leur travail, ils disparaîtront comme ont disparu les allumeurs de réverbères et les planteurs de quilles. Le plus risible dans tout cela, c’est que si un fabricant de bateaux s’avisait de mettre sur le marché un bateau qui ne flotte pas, on le traînerait devant les tribunaux et il serait vite acculé à la faillite. Mais dans le merveilleux monde de l’informatique, il semble que l’on puisse nous vendre des produits qui ne fonctionnent pas, sans que les organismes de protection du consommateur s’en émeuvent. Expliquez-moi ce phénomène si vous le pouvez….

– Je…

– Au fait, vous êtes traducteur ?

– Romancier…

– Et combien de mots compte votre dernier chef-d’œuvre ? Je veux dire : combien selon votre traitement de texte. Car, bon, cela donne toujours un ordre de grandeur.

– Un peu plus de 100 000.

– Joli travail ! Je pourrais vous donner un compte exact d’ici une semaine, moyennant 300 $.

– En fait, je n’avais pas vraiment l’intention de recourir à vos services. Nous, auteurs, ne sommes pas payés au mot, alors…

– Mais pourquoi m’appelez-vous dans ce cas ?

– Eh bien, j’ai lu votre annonce, j’étais curieux et…

– Et vous avez décidé de me faire perdre mon temps. Tiens, si ça se trouve, j’ai loupé un contrat à cause de vous !

– Écoutez, je suis désolé. Votre annonce était si… »