Ce qu’elles disent

Un mot sur le roman

Entre 2005 et 2009, dans une communauté mennonite isolée de Bolivie appelée la colonie du Manitoba, comme la province du Canada, de nombreuses filles et femmes émergeaient du sommeil groggy, endolories, le corps couvert de bleus, en sang. Elles avaient été attaquées pendant la nuit. On a d’abord considéré ces agressions comme l’œuvre de fantômes et de démons. Selon certains membres de la colonie, Dieu ou Satan infligeait ces souffrances aux femmes pour les punir de leurs péchés. D’autres les ont accusées de mentir pour se rendre intéressantes ou pour dissimuler un adultère. D’autres encore ont soutenu que toute cette affaire était le fruit de l’imagination débordante des femmes.
Finalement, on a appris que huit hommes de la colonie s’étaient servis d’un anesthésiant vétérinaire pour assommer leurs victimes et les violer. En 2011, ces hommes, déclarés coupables par un tribunal bolivien, ont été condamnés à de longues peines d’emprisonnement. En 2013, alors qu’ils étaient encore derrière les barreaux, des attaques de même nature et d’autres agressions sexuelles ont été signalées dans la colonie.
Ce qu’elles disent est à la fois une réaction à ces faits vécus, exprimée par le truchement de la fiction, et le fruit de mon imagination.
M. T. 

Ce qu’elles disent. Procès-verbal

Assemblées tenues dans la colonie de Molotschna, les 6 et 7 juin 2009, et consignées par écrit par August Epp.
Étaient présentes :
Les femmes Loewen
Greta, l’aînée
Mariche, la fille aînée de Greta

Mejal, une fille puînée de Greta
Autje, une fille de Mariche
Les femmes Friesen
Agata, l’aînée
Ona, la fille aînée d’Agata
Salomé, une fille puînée d’Agata
Neitje, une nièce de Salomé 

le 6 juin
August Epp, avant l’assemblée

Je m’appelle August Epp. Ce détail est sans importance, sauf que j’ai été chargé de rédiger le procès-verbal de l’assemblée des femmes. Parce qu’elles sont analphabètes, elles ne sont pas en mesure de prendre des notes. Comme il s’agit d’un procès-verbal et que j’en suis le rédacteur (en tant qu’instituteur, je rappelle chaque jour à mes élèves de faire de même), je me dis qu’il faut inscrire mon nom en haut de la page, à côté de la date. C’est Ona Friesen, également de la colonie de Molotschna, qui m’a demandé de rédiger le procès-verbal. Par contre, elle n’a pas utilisé ce mot – elle m’a plutôt proposé de consigner leurs propos par écrit et de produire un document.
Nous avons eu cette conversation hier soir, sur le sentier en terre battue qui va de sa maison à la remise où on me loge depuis mon retour dans la colonie, il y a sept mois. (Solution provisoire, selon Peters, évêque de Molotschna. En l’occurrence, « provisoire » est une vue de l’esprit dans la mesure où Peters ne se sent pas lié par les notions temporelles généralement admises, comme les heures et les jours. Nous sommes ici-bas ou au ciel pour l’éternité, et c’est tout ce que nous avons besoin de savoir. Les maisons de la colonie sont réservées aux familles. Comme je vis seul, je risque d’habiter la remise pour l’éternité, ce qui ne me dérange pas vraiment. Plus spacieuse qu’une cellule de prison, elle est assez grande pour moi et un cheval.)
Pendant notre conversation, Ona et moi avons évité l’ombre. Une fois, au milieu d’une phrase, le vent a soulevé l’ourlet de sa jupe, qui a frôlé ma jambe. À mesure que les ombres s’allongeaient, nous faisions des pas de côté pour rester dans la lumière. Puis le soleil s’est couché. Dans un éclat de rire, Ona a brandi le poing et l’a traité de traître, de lâche. J’ai songé à lui expliquer les hémisphères, lui raconter que nous avons l’obligation de partager le soleil avec d’autres régions du monde, qu’une personne observant la Terre depuis l’espace verrait jusqu’à quinze levers et couchers de soleil en une seule journée – et qu’en partageant le soleil l’humanité pourrait apprendre à tout mettre en commun, apprendre que tout appartient à tout le monde ! Mais je me suis contenté de hocher la tête. Oui, le soleil est un lâche. Comme moi. (Autre raison de garder le silence : mon exubérante propension à croire que nous pouvons tous tout partager, conviction qui m’a valu, il n’y a pas si longtemps, un séjour en prison.) La vérité, c’est que je ne maîtrise pas l’art de la conversation, ce qui ne m’empêche hélas pas de vivre à chaque instant les affres des pensées inexprimées.