Ce qui restera

L’avant-premier souvenir

 

Au tout début, il y aurait l’avant-premier souvenir. Celui dont je ne me souviens pas, celui que je n’ai en quelque sorte pas vécu. Celui des limbes de l’existence, celui de la préhistoire de soi, celui que la famille, les proches, les parents ont fini par donner comme la répé­tition générale de la vie. Ce souvenir-là, rêvé par les autres, créé par la rumeur sur cette personne que l’on sera forme une sorte de prédestination, une parole-Tirésias qui, sans le vouloir peut-être, décide de la vie qui viendra.

Au tout début, il y a ces mots proférés au-dessus du berceau ou du ventre gros de la mère. On lance des sorts à celle qui verra le jour, on lui concocte un avenir, on la prédestine aux plus hautes tâches, à la gloire, à la renommée ou encore à pas grand-chose. Dans les contes, Riquet à la houppe ou La Belle au bois dor­mant, les fées marraines se penchent sur le front du nouveau-né pour lui prodiguer de l’esprit, du courage ou de la beauté. Qu’elles soient sept, onze, douze ou trois, les fées ont le pouvoir de créer l’avenir d’un enfant. Elles se présentent comme les grandes narra­trices d’une existence déjà toute tracée. Elles décident des voies du destin, des chemins qui seront empruntés dans la vie.

Si la vieille Carabosse, qui n’a pas été invitée à la fête pour la petite princesse, apparaît durant les grandes célébrations du royaume et s’écrie : « La fille du roi, dans sa quinzième année, se piquera à un fuseau et tombera morte », on doit comprendre qu’un souhait de mort peut être formulé dès la naissance des enfants, dans les entrailles de la mère, ou avant même leur conception. La bonne fée qui n’a pas encore formulé son souhait envers le bébé royal aura beau rectifier, en se précipitant, tout affolée, pour rendre le sort moins dangereux ainsi : « Ce ne sera pas une mort véritable, seulement un sommeil de cent années dans lequel sera plongée la fille du roi », le mal est fait. L’enfant a déjà en quelque sorte un avenir tout tracé. Le sort en est jeté. Et comment le combattre ?

Je nais le 7 janvier 1961, à Chicago, aux États-Unis, dans le comté de Cook. Je nais prédestinée à ma mort à trente-six ans. Mon père, qui n’assiste pas à ma nais­sance, mais qui viendra brièvement de Montréal dans les jours qui suivent ma venue au monde, jouera très intuitivement et avec brio la fée Carabosse au-dessus de mon berceau. Pourquoi me veut-il tant de mal ? Il a refusé de venir assister à l’accouchement de ma mère, mais il arrive à temps pour me nommer Catherine, Catherine Mavrikakis, en écho au nom de sa mère morte à trente-six ans, d’une longue maladie, en lais­sant trois enfants seuls, avec un père marin perdu quelque part dans les sept mers du sud.

Je nais, mais je meurs aussitôt, ou encore je suis déjà morte, dès ma naissance, à trente-six ans. Une répé­tition à venir de la vie de Catherine, ma grand-mère grecque, faiseuse d’anges orphelins. En ce début de janvier 1961, mon père est arrivé en coup de vent à Chicago. Il a été réveillé dans la nuit du 6 au 7 janvier, au moment même où je me suis mise à respirer, mal, très mal. Ma grand-mère lui est apparue en rêve pour lui dire que j’étais là. « Ta fille est née, aurait dit Catherine en grec : η κόρη σας έχει γεννηθεί, i kóri sas échei gennithe. »

Sur ces mots prononcés d’outre-tombe, mon père a aussitôt pris sa voiture et conduit d’une traite jusqu’à Chicago dans la tempête. Il est venu me baptiser, en quelque sorte, d’un prénom que ma mère n’aimait guère : Catherine. Mais il a fait plus, en parcourant les mille milles qui séparent Montréal de Chicago, il est venu me fabriquer un avenir, celui d’une morte. Contre le sort lancé par mon père en janvier 1961, je passerai ma vie à me battre, à chercher des contre-sorts, comme Harry Potter ou Antonin Artaud, à pro­noncer des paroles de désenvoûtement, à braver les sortilèges de toutes sortes. Par la force, je me suis faite sorcière, j’ai appris des formules magiques, moi qui n’aime pas la sorcellerie, afin ne pas disparaître vivante, engloutie dans la parole de mon père.

Je ne suis pas morte à trente-six ans. Ma marraine, une amie de la famille répondant au nom de Marie Brower, qui ne s’était pas encore penchée sur mon lit d’hôpital avant l’arrivée de mon père et qui a été bien­veillante à mon égard tout au long de ma jeunesse, a fait en sorte que lui et sa malédiction ne l’emportent pas sur les promesses douces de la vie, mais j’ai gardé la mort en legs. Je passerai ma vie à penser aux défunts, à les comprendre mieux que quiconque et à leur pro­mettre de faire entendre leur voix. Ce sera le prix à payer pour ne pas aller les rejoindre trop vite et ils ont appris à m’attendre. J’ai bien sûr un peu peur, en 1997, à l’âge de trente-six ans, d’y laisser ma peau. À chaque moment de mon existence, j’ai dû lutter contre l’appel de la sirène, contre les signes que Catherine me faisait d’outre-tombe.

Quelques jours après ma venue au monde, l’Université de Géorgie, dans le sud des États-Unis, admet des étudiants africains-américains pour la première fois. Le début de 1961 n’est pas seulement le commen­cement de ma tragédie, il est constitué de faits et gestes porteurs d’espoir auxquels je me suis accrochée toute mon existence. J’ai une collection de moments porte-bonheur, d’objets légendaires qui me protègent de la guigne. Je me suis entourée de grigris, d’idées, de gens et de moments pour conjurer le mauvais sort.

Les destinés au pire apprennent vite à développer des gestes pour défaire les formules magiques qui les condamnent. Contre mon père, j’ai passé ma vie à me défendre. On apprend à lutter contre les spectres du passé et du présent, et les fantômes, même les plus vio­lents de moi-même, ne m’ont jamais fait vraiment peur.

J’ai donc en moi des moments qui m’ont donné à croire qu’il m’était possible de briser la ligne droite du temps et ma lignée. J’ai longtemps travaillé à ne pas être tout à fait la fille de mes parents. Cela a marché et puis j’ai pu tout oublier.

Au moment où j’écris ces lignes, où je m’apprête à faire revivre trois petits moments de ma vie, un passé informe déferle en moi. Le mien ? Peut-être. En tout cas, ce n’est pas tout à fait celui de la fille qui aurait dû mourir à trente-six ans. C’est une vaste masse grouil­lante, confuse, qui me terrifie un peu, je dois l’avouer. Des trois souvenirs autour desquels je devrais bâtir quelque chose comme mon histoire, il me semble que j’en tire une série infinie, pâteuse. Les souvenirs se multiplient en moi, ils font des petits... Ou encore, ils pullulent comme des organismes malsains. Je n’arriverai peut-être pas à en attraper trois.

Je devrais, à l’âge que j’ai atteint, savoir découper le passé avec autorité. Je devrais être capable de dire : « Voici ce qui m’est arrivé », « Voilà ce qui a marqué le déroulement de mon existence. » Mais non, le passé familial m’attaque encore. Il triomphe. À travers toutes ces années, je ne l’ai toujours pas apprivoisé. C’est encore une bête féroce à laquelle je n’ai rien su mon­trer. Le passé continue à venir me mordre les pieds la nuit, comme le croquemitaine ou comme la sorcière des contes de mon enfance. Et même le jour, il me ter­rasse au coin d’une rue, alors que je ne pensais plus à lui, que je courais vers mon avenir. Il me fait pleurer dans une fête ou rire dans un enterrement. Il n’a aucune manière. Il arrive très souvent en retard, par­fois à l’avance. Mais ne se pointe jamais à l’heure. Et là, alors que j’aurais besoin de lui, il ne répond plus clai­rement à mes signes.

Quelques éléments se détachent peut-être de cette nuée gluante qu’a formée tant bien que mal le temps. Semblables à des souvenirs-écrans qui seraient là pour que j’érige la mémoire en un monument rassurant de ma vie destiné à faire signe à la vérité, trois événe­ments semblent constituer des preuves, des évidences d’une cohérence : ma présence farouche, sauvage et fragile dans ce monde. Trois événements se font écho. Autour d’eux, une logique, celle que j’ai inventée dans le récit que je me suis fait sur moi, s’organise. Trois souvenirs semblent dire chacun un mot sur celle que je suis devenue, sur celle qui a échappé à son destin et qui a su s’en inventer un autre.

Oui, trois souvenirs se sont faits Cassandre. Comme la fille du roi Priam, qui prononçait des oracles aux­quels personne ne croyait, ils me crient quelque chose sur ma vie, ils m’assourdissent de ce que je n’ai pas tout à fait écouté, jadis. Ou alors, c’est maintenant, comme je suis un peu vieille (pas encore tout à fait vieille...), que je les entends enfin. Ces souvenirs m’ont façonnée, encore davantage que mon nom et la malédiction de mon père. Je l’espère...

 

Pourquoi m’as-tu chargée de proclamer tes oracles avec une pensée clairvoyante dans une ville aveugle ? Pourquoi me fais-tu voir ce que je ne puis détourner de nous ? Le sort qui nous menace doit s’accomplir, le malheur que je redoute doit arriver.

Faut-il soulever le voile qui cache une catastrophe prochaine ? L’erreur seule est la vie ; le savoir est la mort. Reprends, oh ! reprends le don de divination sinistre que tu m’as fait. Pour une mortelle, il est affreux d’être le vase de la vérité.

Rends-moi mon aveuglement ; rends-moi le bonheur de l’ignorance. Je n’ai plus chanté avec joie, depuis que tu as parlé par ma bouche. Tu m’as donné l’avenir, mais tu m’enlèves le présent, tu m’enlèves la félicité de l’heure qui s’écoule. Oh ! reprends ta faveur trompeuse.

Friedrich von Schiller, Cassandre