Chambres noires

J’avais oublié qu’au printemps je m’étais déchiré le muscle de la cuisse, peux-tu le croire? C’est un appel téléphonique, vers treize heures, qui m’a réveillé. C’était Ariane. «Ariane qui?» ai-je demandé. Je ne me rappelais plus qui c’était. «Ta physiothérapeute», a dit la voix. J’avais complètement oublié ce claquage! Elle me demandait si ça tirait encore, ma cuisse. Je lui ai dit que tout allait bien. En fait, ça tire, surtout au réveil. Je ne fais plus les exercices qu’elle m’a prescrits.

Ma gorge était sèche, presque craquelée. J’ai bu un grand verre d’eau froide et me suis regardé dans le miroir. Ma peau avait quelque chose de maladif, une sorte de gonflement lustré. J’ai approché mon visage de la glace. Il m’a semblé que cette personne n’était pas moi. Je ne reconnaissais rien au fond de ces yeux cernés. Pourtant, je savais bien que j’étais ce que je suis.

Je me suis recouché et j’ai dormi jusqu’à seize heures, d’un sommeil agité et habité de courts cauchemars que j’ai oubliés, mais qui m’ont donné, à mon deuxième réveil, un vague sentiment d’échec. Je me suis de nouveau regardé dans le miroir. Mes cernes étaient toujours là, mais je n’avais plus aussi soif.

 Le soleil brillait et je me sentais coupable de ne pas avoir profité de cette lumière bleue pour prendre quelques photos. J’avais quand même l’intention d’aller dans ma chambre noire pour travailler, je t’assure.

J’ai pris une douche froide pour me donner de la vigueur, et peu de temps après la pensée de boire un café est venue celle de fumer un joint. Je me suis plutôt habillé, me suis parfumé et j’ai laissé faire le rasage. Au prochain contrat de photos de mariage, ai-je pensé.

J’ai bu mon café dans la cuisine en regardant mon coloc manger des saucisses qu’il avait fait cuire sur le barbecue. J’avais encore envie de fumer ce joint, mais je ne le faisais pas. Comme si j’attendais autre chose de cette journée qui avait commencé trop tard. «En chemin, peut-être», me suis-je dit en vérifiant si j’avais du papier à rouler dans mes poches. J’ai marché avenue Papineau avec mon Nikon F2 et un flash. Puis, dans l’avenue du Mont-Royal, j’ai marché un peu vers l’ouest, sans but précis, mais dans l’espoir que quelque chose arriverait. J’ai acheté deux petites fioles de crème irlandaise à la Société des alcools puis, dans un café tout près, j’ai pris un allongé pour emporter et j’ai bu tout ça assis sur un banc, à regarder les gens passer, à estimer que tout le monde avait l’air d’avoir plus de plaisir que moi.

C’était une soirée chaude; il avait fait soleil toute la journée. Les couleurs de feu de la brunante se dissipaient doucement dans l’obscurité. Je n’avais pas encore pris un cliché. Le labo, je n’y pensais même plus — «me reste pas assez de chimie», m’étais-je dit pour me justifier. J’ai ensuite pensé que je n’étais pas un vrai photographe. J’avais soif et vaguement envie, moi aussi, de vivre. Et pourtant, je vivais, n’est-ce pas? J’étais bien là, assis dans la ville! Il y avait — maintenant je le sais — de l’apitoiement dans mon attitude, quelque chose dans la façon dont je voyais les autres et dont je regardais les femmes passer, quelque chose qui demandait à ce qu’on m’aborde, qu’on me parle, qu’on s’intéresse à moi. J’ai honte de l’avouer, mais je souhaitais qu’on se dise que j’avais l’air ténébreux.

Bien sûr, personne ne m’a parlé. Je n’étais aucunement surpris. Enfin, c’était comme d’habitude.

Lentement, l’envie de venir m’asseoir ici, dans ma chambre, et de t’écrire, m’est venue. J’ai même murmuré ton nom. Nina. C’était plutôt pour me convaincre, car il me fallait marcher jusqu’à la maison. J’aurais pu prendre le métro ou un taxi, mais je croyais plus ou moins en mon désir, comme si je devais le mettre au défi, le tester, vérifier s’il était durable, s’il était vrai. J’ai donc continué à boire mon café à petites gorgées en regardant les gens entrer dans le métro et en sortir.

J’ai jeté le gobelet en styromousse dans une poubelle et suis revenu par la rue Saint-Denis. J’avais moins soif, mais des pensées de consommation surgissaient tout de même, comme d’habitude. Maintenant, l’idée de fumer un joint m’écœurait, mais je me suis dit que je pourrais faire de la coke, pour me donner envie d’être avec le monde. Quand je suis passé devant un bar, je me suis arrêté et j’ai regardé à l’intérieur, à la recherche de quelque chose qui aurait pu m’attirer: le regard d’une femme, un siège vide près du mur d’où l’on peut voir tout le monde, une ambiance envoûtante, quelque chose comme ça. Mais il n’y avait rien pour me détourner de mon désir. Et je me suis répété: «J’ai envie d’écrire.» J’étais anormalement conscient.

Dans la rue Sainte-Catherine, j’ai enroulé la courroie de mon appareil autour de mon poignet, prêt à prendre un cliché, et j’ai traversé tout le Village gai. J’ai vu quelques travelos que j’aurais aimé photographier. Des itinérants, aussi. Mais rien ce soir ne me portait vers l’extérieur, vers les gens, vers le monde. Tout allait en moi, à l’intérieur, et je laissais mes pas me guider vers la maison, où je savais que j’allais être vraiment seul. Je voulais te parler de tout cela, de cette soirée pourtant banale, semblable à cent autres, à cette différence près que j’allais peut-être réellement t’écrire, ne pas seulement y penser, ne pas seulement croire à cette possibilité et m’en contenter, ne pas être déçu de seulement y penser, sans réellement y croire, en me disant que j’ai tout mon temps devant moi, que tant que cela est dans mon esprit, cela est possible, cela peut se faire.

Étrangement, rendu à la maison, j’ai fait la vaisselle, rangé des vêtements qui traînaient dans ma chambre, lu mes courriels, suis allé sur Facebook et j’ai clavardé brièvement de choses et d’autres avec quelqu’un. Pendant tout ce temps, je pensais à toi, Nina. Enfin, je lui ai écrit: «Je dois écrire à une amie», juste avant de lui souhaiter bonne nuit.

Tout ça n’est rien de bien excitant. Il me semble toutefois que c’est d’une importance capitale, qu’il y a dans cette soirée toute ma vie, qu’il y a dans cette errance une sorte de va-et-vient incessant entre le monde et moi, entre le désir de disparaître et celui de vivre, entre celui du partage et celui de l’isolement.

Je bois tranquillement une bière en t’écrivant ces lignes. Je me dis que je la bois comme un homme normal, un homme qui boit une bière, comme ça, à son bureau, en s’affairant à une tâche quelconque, avec insouciance, sans aucun désir d’ivresse et de fuite, sans calcul, sans plan.

Mais alors même que je crois cela, je sais que je ne suis pas cet homme que j’imagine, ne serait-ce que parce que j’ai cette pensée. Les gens ne pensent pas à boire; les gens boivent, non?

Peut-être aussi ai-je ce questionnement simplement parce que j’ai déjà cessé de boire pendant deux ans, parce que je me suis déjà défini comme étant alcoolique? Je me pose cette question tous les jours.

Je n’exagère pas. Je me la pose vraiment tous les jours.

Je ne peux pas boire sans penser à l’acte de boire. Je n’ai jamais, peut-être, seulement bu. J’ai toujours bu et pensé à boire. Je bois du corps et de l’esprit. Ça n’existe pas sur le strict plan physique pour moi. Depuis toujours. Je n’ai qu’à me rappeler ce garçon de douze ans qui, à l’école, buvait seul entre les cloisons d’une cabine de toilettes, qui grimaçait en avalant une gorgée de gin et qui s’efforçait d’adoucir les traits de son visage pour ne rien laisser paraître, soucieux de faire croire — à qui? — que ça ne faisait rien au corps, que ça y coulait facilement, comme de l’eau. Je revois ce garçon qui après une gorgée attend son ivresse, l’espère! La sensation des muscles qui se détendent, l’humeur qui s’égaie, le rire qui pouffe dans la solitude, le regard qui se mouille d’une joie indicible, l’espoir vague et lumineux qui embrume le cœur… Je repense aussi à cet esprit qui déjà calculait les quantités, pensait à la prochaine ivresse, se projetait dans l’avenir et s’idéalisait pendant que le corps s’engourdissait.

Soudain je pense à toi. Je pense à toi là-bas, à Berlin. J’ai l’impression que tu es tout près, que tu me lis à l’instant, même si peut-être tu ne liras jamais ceci, même si je doute de ma sincérité, de ma capacité d’être honnête et de savoir ce que je ressens vraiment. Je sens ton regard sur moi malgré tout.

Et je suis maintenant ému par le souvenir de cette journée où nous nous sommes rencontrés à Miami l’été dernier et, plus encore, à ce court séjour, au Nouvel An, où je t’ai visitée et pendant lequel, je pense, notre amitié a vraiment vu le jour. Sans cette inestimable rencontre, je n’écrirais pas ces lignes, je ne marcherais pas le monde en sachant que tu es là, quelque part. J’en parle et j’ai peur d’avoir à vivre longtemps sans pouvoir t’écrire comme je le fais maintenant, dans cette improbable disposition de l’âme. C’est pour ça que je continue. Il est tard, mais je me sens étrangement vivant.

Je viens tout juste de passer les ciseaux dans mes trois cartes de crédit. Il y a longtemps que je voulais le faire. Ça ne change pas grand-chose, car on m’envoie continuellement des chèques de crédit. Je pourrai toujours les déchirer eux aussi, n’est-ce pas?