Champion et Ooneemeetoo

Le roman d’un virtuose

« ...un troupeau de caribous surgit en courant de derrière la première petite île de ce lac si blanc qu’il était impossible de le regarder longtemps. Champion estima qu’il y avait dix- soixante-soixante caribous en tout. Il cligna des yeux et co- gna sur son accordéon avec une vigueur renouvelée, au point où sa chanson accéléra pour adopter un nouveau tempo, celui qu’il connaîtrait plus tard sous le nom de allegro con brio. Lorsqu’il vit son père apparaître derrière les animaux en fuite, sa carabine en l’air, ses chiens courant comme des démons et mordillant aux talons des bêtes effrayées, il cria le fameux cri de son père : Weeks’chiloowew ! »

Quand j’ai lu les lignes qui précèdent un jour de l’année 2004, et d’autres semblables, où «mille caribous tour- noyaient autour de [deux petits garçons] comme l’eau des rapides autour des roches », « leurs jambes une forêt mouvante, leurs bois la surface d’un lac pendant l’orage», j’ai ressenti un choc décisif tel qu’il s’en pro- duit quelques-uns dans une vie de lecteur. Je n’avais jamais entendu parler de l’auteur, ce Tomson Highway que les anglophones du Canada semblaient déjà bien connaître. J’ignorais encore que ces passages m’offraient déjà comme un condensé de l’art romanesque de Highway : le souffle, la poésie, la fantaisie (dix-soixante- soixante caribous?), la puissance d’évocation, et la musique, celle de la grande tradition occidentale, mais aussi, une autre musique, plus intime : iodlé avec toute la puissance natale d’un idiome capable d’embrasser un continent, le chant d’une langue maternelle qui porte le beau nom de cri.

J’ignorais, aussi, que la notation musicale allegro con brio (vif, gai, avec esprit et brillance) pouvait s’appliquer à l’écriture du romancier lui-même, mieux encore, qu’elle décrivait merveilleusement son livre divisé en tempos distincts sur le modèle d’une œuvre musicale.

Impossible de comprendre mon enthousiasme d’alors, cette impression que j’avais de me trouver devant quelque chose de fabuleux, de grand comme l’univers : un nouveau territoire littéraire, sans d’abord remettre un peu les choses en perspectives.

En 2004, l’année où paraît cette traduction de Kiss of the Fur Queen par Robert Dickson, la littérature autochtone écrite en français, au Canada, existe à peine. Aujourd’hui qu’elle ressemble à une évidence – Joséphine Bacon invitée d’honneur du Salon du Livre de Montréal ; un éditeur, Hannenorak, qui a pignon sur rue à Wendake; un Salon du Livre des Premières Nations, etc. –, il pourrait être tentant de l’oublier, mais il y a quinze ans, du côté de la prose surtout, c’est pratiquement le désert. Au tournant du millénaire, quelques poètes et un théâtre (Ondinnock) tiennent le fort. Dans l’anthologie de littérature amérindienne du Québec de Maurizio Gatti parue la même année, si les légendes, récits mythiques et autres témoignages personnels abondent, la fiction narrative, en dehors des entreprises solitaires d’un Bernard Assiniwi, d’un Michel Noël, est quasi absente.

Du côté anglophone, les auteurs de fiction des Premières Nations, à cette époque, étaient surtout des écrivains de l’Ouest. Leur territoire mythique était l’immense région qui s’étend du Minnesota à l’océan Pacifique, les vestiges des grands troupeaux de bisons leur étaient plus familiers que le tonnerre des déferlantes de caribous. Highway, lui, est un écrivain du Nord. D’un Nord magique dont la frontière passe quelque part aux environs du 50e parallèle, et que son souffle épique affranchit d’une vision blanche scarifiée de barrages et de pylônes électriques. Une fois transcendée la barrière de la langue, le monde selon Tomson Highway paraît plus proche du Nitassinan de l’Innu vivant à Uashat, sur la Côte-Nord du Québec, que des terres ancestrales des Pieds-Noirs du sud de l’Alberta.

Qui est Tomson Highway ? Un ancien travailleur social et obscur théâtreux du Great White North canadien, doté d’une formation universitaire en lettres anglaises et en musique classique, et qui, vers l’âge de 33 ans, aboutit à la direction artistique temporaire d’un petit théâtre d’été créé sur une réserve indienne de l’île Manitoulin. Logé dans une jolie cabane au bord d’un lac, il se rend assister à un bingo dans une communauté voisine du nom de Wikwemikong, et là, c’est le déclic. Les Rez Sisters (1986) seront ses Belles-Sœurs.