Cherche rouquine, coupe garçonne

Commençons par la fin.
Le jeudi 16 novembre 1961, à minuit tapant, fut exécuté à la prison de Bordeaux, en banlieue de Mont- réal, William Moore Blewett, quarante et un ans, pros- pecteur de son état. Au terme d’un procès qui avait fait grand bruit, Blewett avait été reconnu coupable du meurtre d’un couple d’Américains en vacances à L’Anse-Pleureuse, en Gaspésie, et condamné à être pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive.

La bruine avait été intense toute la journée, mais il faisait étrangement doux pour la mi-novembre. Il y avait eu ce soir-là un match entre le Canadien de Montréal et les Maple Leafs de Toronto de la Ligue nationale de hockey. Les Torontois l’avaient emporté 3 à 2, sur des buts de Dave Keon, Eddie Shack et Bert Olmstead; Bernard Geoffrion et Gilles Tremblay avaient donné la réplique pour les perdants; Bobby Rousseau avait récolté une aide sur le but de Trem- blay. Le match avait été retransmis sur les ondes de la radio de Radio-Canada, mais il n’avait pas été permis au condamné de l’écouter. Il ne s’en était pas plaint d’ailleurs, car il ne se plaignait jamais, et il s’était 

contenté de demander à un gardien qui lui était sym- pathique de lui dire qui avait gagné. Le Canadien était son équipe favorite. Malheureusement, il y avait tant d’émotion dans l’air ce soir-là que le gardien n’avait pas trouvé les mots qu’il fallait pour lui donner le score final; peut-être aussi craignait-il d’enfreindre le règle- ment en faisant la conversation au condamné; on lui aurait fait payer chèrement la moindre marque d’ami- tié envers ce criminel digne de la potence. Il faut croire que Blewett aimait vraiment le hockey car, juste avant de monter sur l’échafaud, il demanda à la cantonade: «Je sais bien que l’heure est grave, mais est-ce que quelqu’un peut me dire qui a gagné à soir?» Personne ne répondit. Il répéta sa question en anglais, sa langue maternelle et aussi celle du bourreau, qui était habillé de noir comme lui. Pas de réponse. Le prêtre qui l’ac- compagnait s’en voulut le reste de ses jours de ne pas avoir su la réponse à la question, car il y avait longtemps qu’il ne suivait plus le hockey, sport dans lequel il avait pourtant brillé pendant ses années de séminaire. Quant aux autres – le bourreau, les gardiens, le procureur de la Couronne, le médecin traitant –, ils craignaient peut- être eux aussi d’être réprimandés par le directeur de la prison, qui était évidemment présent et qui aurait sans doute jugé que ç’aurait été manquer au protocole que de parler hockey avec un meurtrier avéré que l’État allait supprimer dans quelques minutes.

Ils étaient neuf au pied de l’échafaud, sous la bruine qui commençait à se changer en pluie drue: Bill Blewett, bien sûr, l’homme de l’heure; le directeur de la prison, le lieutenant-colonel Eusèbe Hinse, vétéran du débar- quement de Normandie – comme Blewett d’ailleurs –, qui avait mené la procession de la cellule du condamné jusqu’à l’échafaud; le chef de police de L’Anse-Pleu- reuse, qui avait arrêté Blewett et qui se nommait Amé- dée Bérubé mais que tout le monde au village appelait Barabbas, surnom hérité au collège; trois gardiens, éga- lement anciens combattants, dont on n’a pas les noms: deux qui marchaient avec le condamné menotté et un autre derrière, celui qui savait que les Maple Leafs avaient gagné par un but mais qui n’avait pas su le dire tellement la scène et les circonstances l’émotionnaient; et pour fermer la marche, à la file indienne, le père Jean- Jacques Bouffard, aumônier suppléant de la prison de Bordeaux, Me Auguste René-de-Cotret, le procureur de la Couronne qui avait requis la peine de mort contre Blewett après avoir convaincu le jury de la culpabilité de l’accusé, et le docteur Ludovic Mélanson, médecin traitant de la prison de Bordeaux. L’avocat de Blewett, un incompétent notoire indigne d’être nommé ici, qui avait cherché à se faire un nom avec cette cause célèbre et qui avait surtout réussi à gâcher toutes les chances qu’il avait eues de faire acquitter son client, notamment en omettant de convoquer des témoins importants et de produire des preuves matérielles qui auraient mon- tré hors de tout doute que Blewett n’était pas sur les lieux au moment des faits, n’y était pas, et il n’avait même pas daigné motiver son absence. D’après Blewett, qui connaissait bien le personnage, cet avocat merdeux avait probablement préféré passer la soirée dans 

quelque motel avec une guidoune pas chérante, et il aurait été aussi inutile là qu’au procès. Blewett avait dit au père Bouffard, après avoir récité avec lui la prière des agonisants: «C’est mieux de même. J’avais pas envie de le revoir. Si jamais vous le revoyez, vous lui direz qu’il aille chier.» Le père Bouffard ne lui avait pas promis de faire la commission, mais n’en pensait pas moins.

Avant de prier le bourreau de faire son office, le directeur de la prison avait lu les termes de la sentence: «Vous, William Moore Blewett, dit Bill Blewett, avez été reconnu coupable d’avoir causé la mort de Rebecca Janet Morrison et de Davis Murgatroyd Lancer, en conséquence de quoi la justice de notre pays vous a condamné à être pendu ce soir, jeudi 16 novem- bre 1961...» Sa lecture terminée, le directeur avait posé la question rituelle: «Avez-vous quelque chose à dire, monsieur Blewett?» Non, Blewett n’avait pas répondu: «Est-ce que quelqu’un va enfin me dire si les Canadiens ont gagné à soir? Est-ce que Bobby Rousseau a compté, au moins? Henri Richard? Jean Béliveau? C’est mes joueurs préférés...» Dans un roman, oui, il aurait dit quelque chose comme ça, pour plastronner, mais dans la vraie vie, non, on a rarement la présence d’esprit de dire de telles choses, surtout quand on est sur le point d’être pendu. D’après le père Bouffard, il aurait simple- ment dit à peu près ceci: «Je dirais bien quelque chose, mais personne me croirait de toute façon...» Parole fort digne qui ressemblait tout à fait au condamné.

Le bourreau l’avait alors cagoulé, lui avait fait gravir les marches avec l’aide des gardiens, lui avait lié les che

villes et lui avait passé la corde au cou. Pendant que le prêtre récitait le psaume de David: L’Éternel est mon berger..., la trappe avait été actionnée. Le condamné était tombé bien droit, comme une pierre qui trouve toute seule le fond d’un lac; douze minutes plus tard, le médecin constatait le décès, et les deux détenus qui se tenaient plus loin derrière s’étaient avancés pour dépendre le condamné et l’étendre sur une civière; c’étaient deux habitués de la chose, deux gars qui étaient au pénitencier depuis au moins quinze ans pour vol à main armée et qui n’étaient plus très dangereux. La cloche des pendus avait alors sonné sept fois, et au sep- tième coup, une clameur apocalyptique avait retenti dans toute la prison. Les détenus frappaient sur les bar- reaux et les murs avec des cuillers ou des gobelets d’étain pour dire leur haine du châtiment et saluer l’homme tué par le gouvernement. Le petit groupe s’était éloigné rapidement dans le vacarme, sous la pluie battante.

La dépouille de Blewett fut ensevelie vers les deux heures du matin dans la fosse commune d’un cimetière catholique proche de la prison. Le trou avait déjà été creusé, et au moment de réciter le dernier psaume:L’Éternel est ma lumière et mon salut..., le prêtre avait levé la tête et prié les gens présents d’éteindre leurs ciga- rettes. Il avait d’ailleurs eu du mal à lire à cause de la noirceur et de la pluie qui tombait à verse. Il y avait aussi que le gardien qui tenait le parapluie au-dessus de la tête du père Bouffard était nerveux et ne cessait de bou- ger, et des gouttes de pluie venaient obscurcir les pages 

du missel; heureusement, le texte était court et le prêtre le connaissait par cœur de toute façon. Puis ils s’étaient tous dispersés, sauf le prêtre, qui avait tenu à rester jusqu’à ce que le fossoyeur jette la dernière pelletée de terre, pour bénir une dernière fois le condamné. Enfin, il était monté dans l’automobile qui l’attendait et que conduisait le vicaire de la paroisse, un ancien camarade du séminaire. Le père Bouffard n’était pas près de se coucher, car il avait une course à faire qui ne pouvait pas attendre.

Le reste de la journée, le temps avait viré au froid et la pluie s’était épaissie. Dans la nuit suivante, il était tombé au moins un pied de neige sur tout le Canada central. L’hiver venait de commencer pour de bon. Toute cette blancheur subite après tant de jours de gri- saille avait eu sur le prêtre un effet calmant, amnésiant même. Blewett n’était plus, dans les rues les enfants jouaient dans la neige, les journaux parlaient d’autre chose, la vie était redevenue la vie.