Chien de fusil

Bois sauvé

 

Ils l’ont quittée parce qu’elle n’était plus habitable, et maintenant les branches l’enserrent jusqu’aux fenêtres, les feuilles entrent par les carreaux brisés et meurent par manque de lumière – des raisons pour l’aimer et s’enfuir. Nous n’avons pas peur d’elle, comme nous connaissons tous ses tremblements : sur le balcon, dans l’escalier, tanguer pour en réta­blir l’équilibre, enjamber les planches pourries, nous savons. Personne ne se rappelle ses vraies couleurs, tout est sauge, blé, sable, pigeon. Je longe le mur, les vitres de la cuisine d’été blanches de crasse repous­sent la lumière, tout s’effrite, le papier peint, du bou­leau mort, il reste quelques meubles sous des toiles de plastique, en bois de rose, en merisier, des cadres fleuris, des photos de petits garçons, tous le même sourire de chien.

 

 

Poêle en fonte, manche de fer, des fourchettes, bat­teur à œufs, mangés par le gris, les armoires montent jusqu’au plafond, nous ouvrons les portes sur des jarres de poussière, soucoupes à thé, feuille d’or, miraculée, rideaux transparents, gris, blanc, bleu, lilas, chaise renversée, planchers de bois, jours, jours immenses entre les lattes, calendrier, 1966, nids d’oiseaux, nids de mort, nids de chauve-souris, nids de ratons, de chenilles, de fourmis charpentières, Vincent marche derrière en répétant à moi, à moi, à moi.

 

 

Nous courons en portant des branches étroitement serrées contre nos corps, retenues par une corde, pas­sées au dos, nous courons sur une crête de roc, par les éclaircies nous pouvons voir jusqu’en bas, chercher l’ennemi et nous fondre dans la forêt, couler vers lui, tirer dessus avec nos carabines, puis l’achever avec nos couteaux, et fuir par la rivière, à plat ventre dans un pied d’eau. En profondeur, nous trouvons des plan­ches, des électroménagers, des carcasses de voitures et d’animaux. Des arbres dénudés. Comme à la mer. Le courant casse des branches qui nous reviennent sur le sable, toujours au creux du même méandre. L’eau perce à travers le bois mille alvéoles, bois sauvé qui bien sec prend feu comme rien et brûle doucement, presque sans odeur. Nous aimons les baies qui se for­ment à côté des grosses roches, et encore plus quand ces roches s’avancent au-dessus de l’eau pour créer une cachette aux araignées, patineurs et nèpes. Nous nous glissons dans ces espaces protégés pour faire le guet. Tout danger écarté, nous plongeons, le cou­rant nous entraîne hors de notre caverne. L’eau nous ramène à la maison, au pont, au barrage, à l’usine, au chemin de fer.