Chroniques du Nouvel-Ontario

AVANT PROPOS

Dans ce livre, à travers des personnages imaginaires, j’ai voulu faire revivre une époque révolue de l’histoire de l’Ontario-Nord, région qui s’étend de North Bay à Cochrane et au-delà, et que l’on appelait autrefois le Nouvel-Ontario.

Il ne faut pas chercher sur une carte géographique Peltrie Siding, Miska et Sesekun. Ces agglomérations représentent respectivement un village agricole d’anglophones, une petite ville minière et une paroisse de Canadiens français et se trouvent quelque part entre Haileybury et Cochrane.

Tout le reste est vrai. Les événements relatés s’y sont vraiment déroulés. Le voyageur peut d’ailleurs en retrouver facilement la trace.

Les feux de forêt ont été, et restent toujours, hélas! une menace constante pour toutes les créatures vivantes de ces régions. Fait intéressant à noter, ils ont également joué dans l’histoire du monde un rôle que peu de gens connaissent. Au Moyen Âge, lorsqu’il y avait des jours sombres où les ténèbres recouvraient la Terre, des «cieux noirs» comme on les appelait, on ne manquait pas d’y voir une preuve de la colère de Dieu et on brûlait force sorcières et hérétiques pour l’apaiser. Ce que l’Europe ignorait, c’est qu’au-delà des mers l’Amérique du Nord, continent inconnu, était recouverte des plus vastes forêts d’essences résineuses et feuillues du globe et était le théâtre de feux d’une envergure inimaginable, allumés soit par l’inadvertance des indigènes ou comme arme de guerre, soit par la foudre ou par combustion spontanée causée par des circonstances physiques bien particulières. Les débris et la fumée de ces conflagrations, transportés par les vents de haute altitude entre les continents, obscurcissaient le ciel de l’Europe et étaient la véritable cause de ces «cieux noirs».

Enfin, je tiens à rappeler que les dialogues sont censés, pour une grande partie, se dérouler en anglais.

 

CHAPITRE I

Lorsqu’il fut décidé, au printemps 1913, qu’Alexandre Sellier partirait pour le Nouvel-Ontario à la recherche de François-Xavier, on croyait que ce voyage serait assez bref. À tout le moins, il ne se prolongerait pas au-delà du mois de septembre. Ne fallait-il pas qu’il reprenne ses études au Grand Séminaire s’il voulait être ordonné prêtre à temps pour les grandes fêtes de l’inauguration de la nouvelle église dans sa paroisse natale de Sainte-Amélie-de-la-Vallée?

Plus tard, lorsque Alexandre implorait le ciel pour le pardon de ses fautes passées (alors que d’autres se débattaient avec les conséquences de ces mêmes fautes), il lui arrivait de se demander à quel point précis du parcours le destin – pour ne pas dire le Malin – était intervenu pour brouiller un itinéraire établi avec tant de soin et qui, à première vue, s’annonçait si simple. Lequel des imprévus de ce voyage organisé avec la collaboration des cousins Tremblay, qui, eux, connaissaient bien le pays, l’avait conduit dans des aventures si éloignées de la route droite qui aurait dû être sienne? Cette route, son coparoissien Auguste Drouin l’avait toujours suivie et il était maintenant un vicaire modèle dans une paroisse des Cantons-de-l’Est, tandis que lui…

Il lui fallait alors admettre, en toute humilité, que, malgré les événements qui avaient bouleversé le Nouvel-Ontario à cette époque, il lui aurait été possible à maintes reprises de reprendre la voie tracée, n’eût été cette obscure révolte qui couvait dans son âme comme le feu dans les tourbières de ce rude pays et qui l’avait toujours empêché d’accepter sans remettre en question les principes établis, de se soumettre sans arrière-pensée à l’autorité comme il se devait, comme il aurait dû le faire.

L’intention avait été bonne. Il avait voulu retrouver, sauver François-Xavier, le frère qu’il admirait et à la remorque duquel il trottinait, enfant. François-Xavier, le fort, avec sa tignasse rousse, son sourire facile découvrant de fortes dents saines, ses 

CHAPITRE I

Lorsqu’il fut décidé, au printemps 1913, qu’Alexandre Sellier partirait pour le Nouvel-Ontario à la recherche de François-Xavier, on croyait que ce voyage serait assez bref. À tout le moins, il ne se prolongerait pas au-delà du mois de septembre. Ne fallait-il pas qu’il reprenne ses études au Grand Séminaire s’il voulait être ordonné prêtre à temps pour les grandes fêtes de l’inauguration de la nouvelle église dans sa paroisse natale de Sainte-Amélie-de-la-Vallée?

Plus tard, lorsque Alexandre implorait le ciel pour le pardon de ses fautes passées (alors que d’autres se débattaient avec les conséquences de ces mêmes fautes), il lui arrivait de se demander à quel point précis du parcours le destin – pour ne pas dire le Malin – était intervenu pour brouiller un itinéraire établi avec tant de soin et qui, à première vue, s’annonçait si simple. Lequel des imprévus de ce voyage organisé avec la collaboration des cousins Tremblay, qui, eux, connaissaient bien le pays, l’avait conduit dans des aventures si éloignées de la route droite qui aurait dû être sienne? Cette route, son coparoissien Auguste Drouin l’avait toujours suivie et il était maintenant un vicaire modèle dans une paroisse des Cantons-de-l’Est, tandis que lui…

Il lui fallait alors admettre, en toute humilité, que, malgré les événements qui avaient bouleversé le Nouvel-Ontario à cette époque, il lui aurait été possible à maintes reprises de reprendre la voie tracée, n’eût été cette obscure révolte qui couvait dans son âme comme le feu dans les tourbières de ce rude pays et qui l’avait toujours empêché d’accepter sans remettre en question les principes établis, de se soumettre sans arrière-pensée à l’autorité comme il se devait, comme il aurait dû le faire.

L’intention avait été bonne. Il avait voulu retrouver, sauver François-Xavier, le frère qu’il admirait et à la remorque duquel il trottinait, enfant. François-Xavier, le fort, avec sa tignasse rousse, son sourire facile découvrant de fortes dents saines, ses taches de rousseur semées sur le visage comme si une bonne fée lui en eût lancé une poignée à la figure comme on lance le maïs doré aux volailles. Rosalie, sa mère, en avait «perdu un», comme on disait, entre François-Xavier et lui. C’est ce qui expliquait l’intervalle d’un peu plus de quatre ans entre eux.

Il avait un goût inné du voyage, cet aîné. N’avait-il pas, alors qu’il était à peine âgé de douze ans, décidé le père à le laisser partir avec Angus Sparton, le commerçant d’animaux qui parcourait cette région des Cantons-de-l’Est blottie au creux de la frontière de trois États américains, achetant du bétail et des moutons qu’il fallait conduire par les chemins poussiéreux, sans jamais en laisser s’égarer, jusqu’à la gare de Pisa – ainsi nommée par un Italien en mal du pays –, où un parc de chargement permettait de mener le bétail à bord des wagons en partance pour les abattoirs de Montréal?

Un jour, à la forge de leur père, Angus avait mentionné que le neveu qui l’aidait dans cette tâche allait déménager avec sa famille en Ontario. François-Xavier avait aussitôt demandé à Angus s’il pouvait prendre la place du neveu, et Alexandre, quand il avait appris que son frère partirait sans lui, avait tant pleuré que le père avait cédé, bien que l’enfant n’eût pas encore atteint ses huit ans. Pendant quatre étés, Alexandre avait parcouru les routes avec son frère et Angus Sparton, couchant dans les granges, partageant la nourriture des fermiers. Chaque lundi, on partait dans le buggy d’Angus dans une direction différente et souvent on ne revenait à la maison que le jeudi soir. À la suite de ces randonnées, Alexandre s’était retrouvé avec une solide paire de jambes et une connaissance passable de l’anglais et même d’un peu de gaélique – on apprend facilement les langues à cet âge –, appris au contact d’Angus et des habitants des villages écossais qui parsemaient la région. Quand François-Xavier avait approché de ses seize ans, il avait quitté l’école pour travailler avec le père à la forge. Alexandre comptait en faire autant, le moment venu. Mais un événement inattendu était venu bouleverser sa vie: le doigt de Dieu s’était appesanti sur lui et tout désormais serait changé.

*

Le premier maillon de cette chaîne s’était refermé le jour où le curé Courtaud avait décidé que la paroisse Sainte-Amélie-de-la-Vallée donnerait, elle aussi, des 

fils à l’Église. Ce n’était pas parce qu’elle était moins ancienne que Saint-Pierre-de-l’Ormeau ou Saint-Paul-de-Damase – ses habitants ayant essaimé des villages plus anciens de la Beauce il y avait à peine vingt-cinq ans – qu’elle ne pouvait avoir son prêtre bien à elle. Et plutôt deux qu’un. Malgré sa petite taille, le curé était un homme énergique et décidé. Un autre destin l’eût fait chevalier d’industrie. Il s’attaqua donc immédiatement à la tâche en demandant à l’institutrice du village ainsi qu’à celle du deuxième rang de lui soumettre le nom d’un garçon qui, par l’intelligence et la sagesse, serait apte à entreprendre le cours classique.

L’institutrice du deux avait suggéré le nom d’Auguste Drouin. «Oui, se dit le curé, c’est là un garçon tranquille, rangé, dont les parents sont des cultivateurs pas trop riches mais honnêtes et assidus aux offices. Une belle famille, les Drouin. Huit enfants et peut-être plus car le petit dernier n’a pas encore deux ans.»

Quand l’institutrice du village suggéra Alexandre, le fils du forgeron, cela lui plut moins de prime abord. Il le connaissait bien, cet enfant, puisque la forge se trouvait non loin du presbytère. Un gamin un peu frondeur, un peu turbulent.

— Vous croyez vraiment, Marie-Rose, que ça pourrait faire un bon prêtre? Est-il sage? pieux?

— Sage, pas toujours, monsieur le curé, mais intelligent, pour ça oui. Quant à la piété, comment pourrait-il manquer des grâces nécessaires avec une mère comme Rosalie?

— C’est vrai que Rosalie mériterait d’avoir un fils prêtre. Elle a toujours été d’une piété exemplaire, même quand elle était jeune fille. Assidue aux offices, active dans les œuvres de la paroisse… Plus j’y pense et plus je crois que vous avez raison, Marie-Rose.

Le curé se rendit à la forge, où Octave, tout ému, le fit entrer à la maison. Rosalie ouvrit pour lui le salon, pièce qui ne servait qu’aux grandes cérémonies. Quand ils apprirent ce qui leur valait la visite du curé, ils furent transportés de joie et de fierté. Pensez donc! Ils auraient un fils prêtre!

On fit venir Alexandre plutôt pour lui annoncer la bonne nouvelle que pour lui demander son avis. D’ailleurs il ne serait jamais venu à l’idée de l’enfant que cet honneur qui s’abattait sur lui comme un orage d’été sur la montagne pût provoquer une autre réponse qu’un acquiescement. Il se laissa aller à la joie de voir s’ouvrir devant lui de nouveaux horizons. Même si ce n’était qu’à quelques heures de chemin de fer, il 

verrait ce qu’il y avait de l’autre côté de la montagne.

C’est ainsi qu’à la fin de l’été Alexandre Sellier et Auguste Drouin prirent le chemin du Petit Séminaire, les parents payant une petite somme que le curé complétait de ses deniers personnels.

Au Séminaire, Alexandre s’était vite aperçu qu’il y avait deux groupes distincts. D’abord ceux qui étaient là parce que leurs parents avaient des sous: les fils de notaire, d’avocat, de médecin, de député, de marchand; puis les autres, les ruraux, qui étaient là plus ou moins par charité et qui n’avaient pour toute justification que de fournir de nouveaux ouvriers aux vignes du Seigneur. On ne désapprouvait pas l’intelligence pourvu qu’elle soit accompagnée d’une modestie seyante, condition sine qua non si par hasard elle se manifestait chez un rural.

Alexandre admirait la solidité d’Auguste, ce gros garçon tranquille qui acceptait tout sans étonnement, sans grande émotion, que rien ne dérangeait de la route qu’il voyait très clairement s’ouvrir devant lui. Il marchait sans fausse honte avec ses gros souliers ressemelés par le cordonnier du village, si peu conscient des camarades plus huppés qui l’entouraient que les flèches qu’on lui avait décochées au début s’étaient émoussées sur une indifférence à toute épreuve qui avait vite fini par lasser les archers. Il n’en était pas de même pour Alexandre, dont la sensibilité inquiète était toujours aux aguets. Le peu d’assurance qu’il possédait avait été étayée par la franche amitié que lui avait témoignée dès l’abord le chef incontesté du groupe d’élite, Jérôme LaChesnaie, dont le père, en plus d’être un médecin réputé et dévoué, était homme de lettres, auteur de deux plaquettes de poésies patriotiques fort bien reçues en milieu métropolitain. Il était de plus héritier d’une fortune de famille que l’on disait importante.

Pour Alexandre, Jérôme avait les qualités d’assurance, de simplicité, de bonté et d’intelligence qu’il aurait voulu posséder; Jérôme, de son côté, avait deviné chez ce grand garçon réservé une intelligence égale à la sienne et une sensibilité peu commune.

Cette amitié réconfortante faillit mettre un terme prématuré à ses études et justifier pleinement les hésitations initiales du curé à son sujet.

Le programme de littérature française en Belles-Lettres comportait l’étude des écrivains contemporains. Le professeur chargé de ce cours déplorait qu’il se trouvât, parmi les gens de plume de ce dix-neuvième siècle qui venait de s’achever, autant de mécréants. Il prenait soin de consacrer le plus clair 

de son temps à Lamennais et Lacordaire, Chateaubriand et François Coppée, mais il croyait de son devoir de mettre les élèves en garde contre les autres: Victor Hugo, poèmes admirables mais prose à proscrire; Baudelaire, à éviter; Renan, il aurait mieux valu qu’il n’eût jamais vécu. Quand il en vint à Gustave Flaubert, il se permit un léger calembour: «Ses livres ont avec raison été mis à l’index par le Saint-Office. Son premier livre, Madame Bovary, est de sorte à offenser les gens bien-pensants. Quant à son second, ajouta-t-il avec un sourire austère, il s’intitule Salammbô et on a dit que c’était du “sale en beau”.»

Ce modeste jeu de mots produisit un effet extraordinaire sur Alexandre. L’idée que la souillure, l’immondice, le péché quoi! puissent exister dans la beauté, la grâce, l’harmonie, la splendeur le plongea dans un trouble profond. Lorsque Jérôme le rejoignit dans la cour du collège afin de sortir du hangar où étaient rangées les bandes de bois qui servaient à entourer la patinoire, tâche pour laquelle ils avaient été désignés, il remarqua son air rêveur et préoccupé.

— Qu’est-ce que t’as? T’as l’air tout drôle.

— Je me demande ce qu’il peut y avoir dans un livre comme Salammbô.

Jérôme fit la moue.