Ciel

1

Ne m’appelez pas « monsieur»

 

Vous n’allez probablement pas me croire si je vous le dis, mais j’ai un pouvoir spécial. Je n’y peux rien, c’est dans la manière dont mon corps fonctionne. Un genre de magie. Et moi, je ne crois pas en la magie, c’est vous dire... Mais voilà : chaque matin, peu importe l’heure à laquelle je programme l’alarme de mon réveille-matin, mes yeux s’ouvrent exac­tement deux minutes avant qu’il ne sonne. Je vous jure que c’est vrai : si l’alarme est à 5 h 45, mes yeux s’écarquillent à 5 h 43 ; si elle est à 6 h 30, je me réveille à 6 h 28 ; si elle est à 7 h 07... Vous comprenez le principe. Et c’est bien contre ma volonté : même si j’essaie de me rendormir, ça ne marche pas. Quelque chose dans mon cerveau m’empêche de me replonger dans le sommeil, même si j’aime tellement ça, dormir ! À la place, je suis condamnée à fixer mon réveille-matin depuis mon oreiller jusqu’à ce que les deux minutes s’écoulent. Dès que ça sonne, en une fraction de seconde, j’ai déjà pesé sur le bouton snooze, avant même que mon père, mon frère ou mon chien n’aient eu le temps de se réveiller. Ninja!

Ça y est. 5 h 35. Bip-bip-bip !

Je n’ai jamais parlé de ce pouvoir à per­sonne, pas même à ma meilleure amie Stéphie, de peur qu’on ne me croie pas ou qu’on me trouve tellement bizarre qu’on m’envoie pas­ser toutes sortes de tests pour vérifier si je suis une mutante ou quelque chose du genre.

J’allume ma lampe de chevet, sors du lit et enfile un pantalon de pyjama et un t-shirt au hasard. Pas besoin de mettre de beaux vêtements pour le travail.

Ça fait quelques mois que je livre les jour­naux. Avant ça, je me réveillais quand même très tôt, mais sans autre raison que mon amour pour le lever du soleil et le chant des oiseaux le matin. J’habite près du boulevard Rosemont, à Montréal, dans une rue assez petite pour qu’on puisse entendre tout ce qui s’y passe la nuit quand tout le monde dort. C’est juste à côté du Jardin botanique, où je suis souvent allée cet été pour lire ou jouer à la DS après ma tournée. Maintenant qu’on est en septembre, le soleil se lève plus tard et il fait plus sombre lorsque je distribue les journaux, mais les oiseaux, eux, sont encore là. Et si je suis chanceuse, il y a aussi des renards!

Une fois habillée, je débranche mon télé­phone de son chargeur et je me dépêche de regarder si Eiríkur a répondu à mon dernier courriel. Il habite en Islande et c’est déjà le jour, là-bas, avec le décalage horaire. Mais il n’est pas souvent sur Internet, alors même si je réponds à ses messages aussitôt qu’il les envoie, ça peut lui prendre plusieurs jours avant de me donner signe de vie. Ça m’énerve un peu, puisqu’on est censés être un couple, après tout.

Le fond d’écran de mon téléphone est une photo de lui et moi qu’on a prise au parc Maisonneuve juste avant qu’il parte. Il fait beaucoup plus vieux que ses douze ans, contrairement à moi. Ses épaules larges – qui étaient si confortables – me font paraître encore plus petite que je le suis et ses cheveux sont si blonds sous le soleil qu’ils ont presque l’air blancs. J’avais encore les cheveux courts sur cette photo. Ça ne m’allait pas très bien, mais ça faisait ressortir mes yeux verts.

Ça fait deux mois qu’il est reparti à Reykjavik, sa ville natale. (Ne me demandez pas comment on prononce ce nom-là, j’ai déjà essayé et Eiríkur a ri de moi.) Avant ça, il a habité à Montréal pendant un peu plus de deux ans, avec son père et sa mère (il a aussi une sœur qui étudie en Angleterre et que j’ai rencontrée une fois quand elle était venue à Noël ; elle était drôle). Nous avons donc été dans la même classe en cinquième et en sixième année. Son père est graphiste de jeux vidéo, et il avait été engagé par une compagnie montréalaise pour travailler sur un gros projet. Malheureusement, son contrat s’est terminé en mai dernier. Comme sa mère développe des sites Internet à son compte, c’était facile pour elle de retourner en Islande, alors ils sont repartis. Je trouve ça un peu égoïste de leur part, parce qu’ils savaient qu’Eiríkur et moi sortions ensemble, et maintenant, on est obligés de s’envoyer des courriels et de s’appeler sur Skype une fois de temps en temps.