Cowboy

La fête de Dollard

Ses amis l’appelaient Cowboy et il était Indien d’Amérique. Il avait hérité de ce surnom un soir qu’on l’avait vu venir le long de la voie ferrée, sa silhouette efflanquée se découpant sur le couchant dans une longue capote western dont les plis battaient contre ses bottes de cuir. Ses amis, eux, s’appelaient Karaté Kid, Donald-les-Bras et Judith, qui avait un teint couleur de pain, des moues généreuses et un genou agile. Ils étaient les mousquetaires de la muskeg et Cowboy était leur surhomme. Ils formaient un clan, ils faisaient bloc. Je n’ai jamais pu élucider complètement les arcanes de leur parentèle. Je crois bien qu’ils étaient tous aumoins cousins.Il y avait ceux du campement et ceux de la cabane, sur la route du réservoir.Il y avait surtout une progéniture en pleine expansion qui portait déjà sur ses épaules la prochaine revanche des berceaux.

Parachuté là comme commis, je me cantonnais dans mes quartiers, les pieds ramenés sur le couvre-lit, et je caressais la couverture d’un bouquin tout suintant de sapience, m’ajustant de bon gré à cette image de petit universitaire monté dans le Nord, qu’ils m’avaient collée pour me ranger plus commodément dans leur panoplie de types humains connus.

Au bout de quelques jours, lorsque j’exprimai l’intention de sortir faire un tour, Benoît et le Vieux échangèrent un regard entendu. Cette dérogation à leur règle de fer représentait déjà un pied de nez, un bras d’honneur à la vocation de fort imprenable assignée à la vénérable bâtisse. Par ce bris de contrat implicite, je cessais d’emblée d’être des leurs.

Benoît me précéda gravement le long de l’allée. Le magasin général de la Pourvoirie était hermétique et incorruptible, hanté par l’obsession de la sécurité. Dans un pays où fractures et effractions tiennent souvent lieu de formules de politesse, une simple serrure ne suffit pas. Benoît et le Vieux m’avaient expliqué ça très tôt et ils paraissaient fiers de leur système. Benoît fit glisser la lourde barre de métal en travers du double battant et il poussa la porte devant moi. La nuit enveloppante se déploya sous mes pieds.Derrière mon dos, aussitôt, la bâcle reprit sa position initiale et l’ancien poste de traite se referma en grinçant sur lui-même.

Le mugissement de la génératrice emplissait l’obscurité, comme un râle soutenu. Au-dessus de ma tête, mêlant sa limaille de notes à la nuée d’étoiles qui pointillait le velours noir, la constellation fugitive des oiseaux, retour de migration, attaquait le prélude de ma rencontre avec Cowboy.

Je ne bougeais pas d’un poil. La tête renversée, le dos cassé, les épaules presque parallèles au sol, je scrutais le ciel, seulement attentif au frémissement fantastique de la masse des choses. Alors un appel aigre et fatigué, rauque etfarouche perça les hauteurs opaques. Mon cou pivota vers le lampadaire qui, dressé près des pompes à essence, refoulait le chaos hors d’un halo laiteux. À la frange de cette grande flaque de rayonnement passèrent quatre outardes volant bas. Obéissant à l’exhortation grêle de leurleader, elles virèrent sur l’aile pour tracer un cercle parfait au-dessus du point où je me tenais immobile, les pieds posés à la pointe d’un compas. Puis, cette figure complétée, leur instinct les entraîna plus avant, en formation serrée, larges et puissantes dans la distance.

Je revins sur terre. Devant moi, il y avait le restaurant, déjà fermé à cette heure, et la gare déserte, survivante de l’âge d’or des chemins de fer canadiens. Elle était peinte de couleur grise, avec des linteaux blancs d’apparence gommeuse. Une odeur de goudron flottait sur les lieux. Je descendis le talus qui m’en séparait et m’assis sur le quai assoupi, remuant le ballast avec mes pieds. Un entrepôt de tôle luisait au-delà de la voie, interceptant et répercutant le grondement de la génératrice. Je restai là un certain temps à regarder autour de moi, comme si j’avais attendu quelqu’un.

Ils marchaient le long des rails et ils étaient trois, comme dans un film de Leone.Je ne distinguai d’abord que leurs ombres étirées glissant vers moi à la surface du sol. La lanterne veillant au fronton de la gare m’éclaboussait l’échine d’une lueur rampante et ils ne tardèrent pas à m’apercevoir. Ils vinrent s’asseoir près de moi, m’adressant à peine un regard en coin.

Le premier était grand, mince et délié, l’air à la fois chafouin et souffrant. Il portait unsurvêtement de sport, une sorte de kimono qui lui donnait l’allure d’un judoka d’opérette, une mauvaise imitation de Bruce Lee sortie d’une empoignade de série B.

La silhouette du second, de forte carrure, était altérée par un certain embonpoint. Ses traits se relâchaient à tout moment et il balançait ses poings massifs devant lui comme des pendules. Donald-les-Bras était naïf et même un peu nigaud, ce que son entourage admettait sans peine et sans trop de mépris.Il éclatait sporadiquement d’un bon rire étonné.

Le visage du troisième apparaissait parfaitement rond. Ses pommettes altières etses yeux de bouddha ressortaient parmi des linéaments d’une irréprochable symétrie, capables de réduire tout sentiment inopportun à un inoffensif pli de la peau. Je fus frappé de la curieuse raideur de son maintien et, lorsqu’il se présenta de profil, j’en compris immédiatement la cause: un manche couvert de ruban adhésif émergeait bien droit de l’encolure de son chandail de coton ouaté, derrière sa tête, comme un prolongement artificiel de la colonne vertébrale. Je pensai à une épée de Damoclès qui aurait rompu son cheveu.

Un sourire éclipsait le reste de sa figure, se détachant de lui comme un quartier de lune. Il accrocha ses yeux aux miens et, portant lentement la main droite à sa nuque, d’un geste long et continu il tira d’entre ses omoplates une étincelante machette qu’il tint ensuite à deux mains devant lui. Son recueillement me rappela ces paysans mexicains qui se promènent au milieu des plantations de cocotiers, sur la côte du Pacifique, et qui, avec un sens du rituel poli par des siècles de souffrance et de soumission, se séparent comme à regret de leur chère machete pourla déposer sur le marchepied de l’autobus avant de monter et gagner leur place.

Cowboy me tendit son arme sans un mot. La saisissant prudemment, j’exécutai quelques passes maladroites sous sa supervision approbatrice. Parfois, les trois Indiens parlaient entre eux, formant des phrases brèves, aussi inintelligibles à mon oreille que le jappement éraillé des outardes. Nous échangions des considérations laconiques, sans écho. Le silence, souligné par les secousses rageuses de la génératrice, était incisif.

Il y avait, planant sur ce quai de gare perdu, comme la rumeur d’un pacte tacite entre nous, une entente secrète à laquelle le coupe-coupe aurait servi de garantie. On devinait un roulement menaçant dans le lointain et je frissonnais en caressant la longue machette.