Déterrer les os

Je t’ai déjà dit que je suis arrivée légèrement d’avance. Je pèse quatre livres. Je bronze sous l’incubateur pendant un bon moment, intubée comme un petit poulet qu’il faut vite engraisser.

Une fois sortie de l’hôpital, je ne reste pas chicot longtemps. Je tète sans arrêt. Je ne connais pas de fond. En l’espace d’un mois, je rattrape les livres en moins, au détriment de la santé mentale et physique de ma mère, qui me relègue aux biberons de Similac. Je suis un bébé en mode aspirateur.

Dans le monde d’avant, ma faim a dû être tel­lement immense que jamais plus elle ne pourrait se combler dans cette vie.

Je suis à la mer. Ma mère et mon père, de chaque côté de moi, me tiennent par la main. On attend en file. J’ai du sundae plein la figure. Son goût absolu me comble. Dans les manèges tout autour, les couleurs clignotent comme un délire. J’ai le tournis devant tant de beauté à ingurgiter d’un seul coup. J’ai un an et demi.

La file prend fin. Apparaît le carrousel de bois, la chose la plus extraordinaire que je verrai de ma vie. Les chevaux sont arrêtés en pleine course, les cochons et les coqs les imitent. Un cercle majes­tueux décoré par la lumière dorée d’ampoules grosses comme ma tête. On m’installe sur un poney jaune.

Le manège se met en branle. Une musique magique émane de son cœur pour s’élever dans la nuit. J’hallucine. On fait un tour, puis un autre, et encore un autre. À chaque tour je passe devant mes parents, qui me sourient en agitant la main. Tout recommence. J’entre en contact avec la perfection, avec le toujours et à jamais.

Le carrousel ralentit et s’arrête. La musique s’éteint brutalement. Ma mère me sourit. C’est fini.

Mon père tente de me faire descendre. En vain. Il me laisse finalement faire un second tour.

Portée par la musique, je retrouve aussitôt cette jouissance, encore plus intense que la pre­mière fois. Le sourire, les photos, les mains qui me saluent.

Au comble du malheur, l’instant prend fin, encore. Le désespoir me consume.

Mes parents me laissent exécuter un troisième tour, puis un quatrième, et un autre et un autre. La fête foraine va bientôt fermer. Il faut partir. Mon visage chauffe, fou de douleur et de plaisir.

Mon père empoigne sa petite droguée. Ma mère tente de m’apaiser. Impossible de gérer un deuil d’une telle ampleur. Je regarde le carrousel s’évanouir dans l’océan de lumières pétillantes. Je pleure pour la première fois.

Quelque part dans mon cerveau, une zone s’éteint, une autre s’allume. Je comprends que tout a une fin, et que c’est dans l’ordre naturel des choses. Je suis née et morte sur un cheval de bois.

Ma mère s’en va et me laisse aux bons soins de ma marraine. Ce que ma marraine ne sait pas, c’est que mon monde tourne autour de l’excès. Quand vient le temps du sevrage, je pète une crise.

Ma mère lui a préalablement confié que j’aimais les pamplemousses. De fait, elle débarque avec une caisse.

À la collation, elle m’installe à la table et en tranche un rose bien juteux. Le parfum de paradis m’éclabousse la figure, éveille le monstre en moi. Je m’étrangle dans ma salive.

Elle porte le premier morceau à ma bouche et l’élan s’enclenche. La chair du pamplemousse est si parfaitement et délicieusement sucrée qu’il m’en faut d’autres, beaucoup d’autres, afin d’avoir ce goût à perpétuité sur la langue.

Je mange un premier pamplemousse, puis de mon timbre guttural, en demande un autre. Encore, je lui ordonne. Ma marraine le décortique et je le gobe aussitôt. J’en redemande en grognant. J’en aspire le jus jusqu’à ce que le fruit ne soit plus ’une écorce vide et sèche.

Après le sixième, ma marraine appelle ma mère. — Ta fille a mangé beaucoup de pample-

mousses. Elle en veut un septième, je le lui donne ? — Non. Elle pourrait en manger sans arrêt. Elle a raison.

Lorsque l’on m’impose une fin, une partie de moi s’effondre un peu plus.

Pendant mes premières années, quand il me voit arriver, mon grand-père me chante : « J’vas voir qu’est-ce qu’y a dans l’frigidaire ! ». Je salue mes grands-parents pour la forme, dans une politesse réduite à son expression minimale, pour foncer aussitôt sur le frigidaire, l’armoire à bonbon ou la boîte de sablés danois. Je m’empare de tout ce qui se trouve à portée de ma main, même les réglisses noires que je déteste.

Je ne suis pas sûre que ma grand-mère trouve ça si drôle.

Ma mère décrète qu’il ne faut pas rire de moi, comme si j’étais handicapée. Je m’en fiche. L’important est ce qui se trouve dans ma bouche.

Je me demande ce qu’il y a de si singulier dans mon comportement.

Mon grand-père me fait la lecture. Il me raconte des histoires troubles, des histoires de revenants, de rossignol mécanique, et d’hiver éternel. Des contes piquetés de sublime et d’épouvante. Il me chante des chansons, pas juste celle du frigidaire. Mon grand-père chante et les geais bleus crient dans les cèdres, près du lac. On fait le tour du grand pré à l’ombre de l’Orford.

Je me gave de ses histoires, de ses paroles, me noie en elles. Elles deviennent aussi réelles que tout le reste. Mon esprit commence à se peupler de leurs spectres.

Lorsque je marche dans les bois autour du chalet, je sens l’ombre des arbres sur ma peau. Les vieux troncs grincent et la vie fourmille autour de moi. Au fond des bois, il y a parfois une coquille cassée qui traîne au sol, laissant entrevoir un pauvre poussin recroquevillé. Dans les champs au bout du chemin, les fleurs flambent sous le soleil, et les couleuvres écrasées cuisent sur les routes de terre.

Entre mes doigts, l’eau du ruisseau glisse sans arrêt, froide et lisse comme aucune autre. Sous mes pieds, les galets vaseux se dérobent. Je n’aime pas regarder les algues au fond des lacs et des ruisseaux. La vision de ces longs bras tendus me pince les tripes. Je m’imagine ensevelie sous la boue à leurs racines, et je sens la moiteur fraîche m’envelopper. Je déteste tout autant voir les rochers émerger des profondeurs. Leur silhouette noire, sournoisement passive, me dérange.

J’évite de regarder sous la surface de l’eau.

Les remous s’assombrissent, la forêt se tait et je rentre au chalet. J’ouvre le frigo et me gave jusqu’à saturation, remplissant les interstices qui se creusent en moi.

Mon grand-père est assis dans son fauteuil et commence doucement à mourir de l’intérieur. Il rit de moins en moins, ne chante plus. Une mort lente, abrasive, naît quelque part dans ses reins. Il ne le sait pas encore.

Ma mère a peur. Des inconnus, des accidents, des vols, des fous, des chiens. Quand je sors marcher seule, je ne peux pas dépasser la piste cyclable, à trois maisons de chez nous. Je n’ai pas le droit de traverser le chemin Chambly. Plus on s’aventure, plus le risque est grand. De l’autre côté de la rue, tout me semble dangereux.

Je n’ose jamais franchir ces limites.

On me recrute dans mon cours de natation. Le prof dit à mes parents que j’ai une bonne endurance et qu’il me voit dans son équipe de compétition. Une endurance qui sort d’on ne sait où. J’accepte sans raison.

Mon esprit compétitif est inexistant. Je n’ai que faire de gagner ou de perdre. En vérité, je déteste absolument tout de la natation : l’odeur chimique qui m’accueille en entrant au complexe sportif, les casques de bains en caoutchouc qui cassent mes cheveux et que je dois obligatoire­ment mettre, l’inévitable choc de l’eau froide lorsque je saute, l’inconfort total de l’expérience, qui ne me quitte pas, même longtemps après être sortie de la piscine, des douches, des vestiaires et du complexe sportif au plancher glissant.

Malgré tout, j’y vais. Je participe aux compé­titions dans un désintérêt complet. Pendant que mes bras battent autour de ma tête et que mes jambes tapotent derrière, mon esprit, lui, reste droit, fermement fixé sur l’image mentale de la pizza qui viendra après. Je la sens, la goûte déjà. J’entends le craquement de sa croûte fine. C’est elle qui me guide, me donne la force de continuer. La pizza d’après la natation qui me sauve de l’exécrable expérience du bain chloré.

Mon père dit qu’elle goûte le carton et qu’elle est trop chère. Pour moi, elle est la perfection. Ma médaille mangeable, ma récompense promise, méritée.

Après un certain temps, j’en ai ma claque de la piscine. Dans le parking du centre sportif, avant un entraînement, je dis à mon père que j’ai trop mal au ventre. Il me regarde et me dit : « Tu voudrais arrêter pour de bon, hein ? » Ouais, c’est pas mal ça. Il n’est pas fâché. Peut-être juste un peu déçu.

Nous allons directement au Pizza Hut, puis rentrons à la maison.

Je ne retournerai plus jamais nager. La pizza, elle, continuera de revenir semaine après semaine dans ma bouche.

À la récré, je grignote des ramen. Un gars de sixième me dit que je devrais faire attention à ce que je mange. C’est censé être un conseil.

Ce n’est pas pour être méchant. C’est pour mon bien. Je suis grosse. La phrase restera.

Certains disent que je suis « bâtie » ou « costaude », que j’ai des « bons os ». Ma grand-mère préfère qualifier ma corpulence de « bien portante ». Je ne suis pas sûre de comprendre cette formulation : qu’est-ce que je suis censée porter ?

L’année de mes huit ans, le verglas s’empare de l’hiver et de la mort de mon grand-père. La première personne de mon entourage qui meurt. De ses funérailles, il ne me reste que la fraîcheur surréelle de sa joue, l’odeur accablante de l’encens et les pleurs de ma sœur à l’église, terrorisée par le son vertical de l’orgue.

Je n’ai pas voulu assister à la mise en terre.

 

Ça me prend un moment pour mesurer l’ampleur de sa disparition. Je ne le comprends que des mois plus tard lorsque nous allons déposer des fleurs sur sa tombe. Ma sœur demande alors à ma mère si grand-papa est devenu un squelette. Ma mère s’effondre d’un bloc, en larmes.

J’ai imaginé ses ossements. Ils sont restés ancrés comme tels dans ma tête.

L’été de mes dix ans, je deviens claustrophobe.

Je me réveille un matin dans le lit souillé et je crois que c’est la fin. Je n’ai jamais entendu parler de menstruations. Ma mère m’entend hurler et accourt. Défaite, elle répète « Non, pas déjà, non. »

Elle m’explique l’affaire des bébés. Me fait descendre à la salle de bain, ouvre l’armoire à pharmacie et me montre une serviette sanitaire. Je me souviens en avoir déjà trouvées dans un sac sous le lavabo. J’avais cru qu’il s’agissait d’énormes bandages et m’étais amusée à en décorer les parois du bain. Jamais je n’aurais imaginé avoir un jour à les foutre dans le fond de ma culotte.

Ma mère me montre la façon de la poser et d’en disposer une fois utilisée. Comme pour une couche, il faut la changer. Mortifiée, je n’ose croire que j’aurais à procéder ainsi pour le reste de mes jours. Si c’est ça devenir femme, je renonce.

Toute la journée, c’est contre ce corps de trop que je pleure ma colère et mon impuissance. Contre ce corps fourbe, vicieux, que se développe une haine doublée d’une appréhension latente. Cet étranger qui m’humilie. Ce corps scaphandre dans lequel je suis enfermée vive.

Le premier jour de mes règles, nous allons visiter ma marraine à son chalet. Il fait chaud. Tout le monde se baigne sauf moi. Je reste tapie à l’ombre, transpirante dans la cave aux plafonds couverts d’araignées à longues pattes, à attendre la fin de l’écoulement.

Assise en tailleur, au cours de Gardiens avertis, je sens que ça gicle entre mes jambes. Une moiteur se fait sentir sur ma fesse.

Je me lève et vois une tache brillante étampée sur le sol du gymnase. Je demande à l’éducatrice pour filer à la salle de bain. Elle refuse, me rappelle que nous sommes en train de faire une activité d’évaluation. Je retourne m’asseoir sur ma flaque écarlate pour la cacher. Je jette des regards autour de moi, personne ne semble avoir remarqué l’anomalie. Personne ne sait que j’ai mes règles, pas même mes meilleures amies, mon frère et ma sœur. Seuls mes parents savent.

J’appréhende le moment où je devrai me relever. Mes pensées se bousculent dans des élaborations de stratégies pour masquer la tache sur mon pantalon lorsque je marcherai jusqu’au casier, où je pourrai enfin nouer mon manteau autour de ma taille.

Dans le bain, à la maison, je me dis que c’est un cauchemar. Je suffoque, je pleure. L’eau est rouge et pleine de dépôts au parfum ferreux. Ma mère revient du travail. Elle monte l’escalier et m’entend me lamenter. Elle entre et se penche au-dessus du rebord du bain. En faisant attention de ne pas toucher l’eau, elle m’embrasse et me prend les épaules. Je lui raconte tout.

L’éducatrice de Gardiens avertis me fait échouer le cours. Je n’obtiendrai pas mon permis pour garder des enfants.

Ma mère lui téléphone pour avoir des expli­cations. Je ne suis pas assez mature. J’ai voulu m’esquiver durant une évaluation importante.