Dolce vita

PROLOGUE

 

« La place Victor-Hugo est immaculée, étincelante, presque argentée; il y a un peu de givre sur la vitre et, malgré les voi­tures et les passants que je devine, en chair et en os, en bas, de l’autre côté, avec l’église Saint-Honoré à l’arrière-plan, on dirait un tableau. Je voudrais rester le front rivé à la vitre fraîche, à ne rien faire, à laisser défiler les heures neigeuses; rester là, aveuglé par la blancheur éclatante, immobile face à l’immensité du ciel qui se décompose à l’infini, seul dans le silence, entre le froid et la chaleur. Rester enfermé, ne voir per­sonne, ne parler à personne. Mais non: je vais devoir, encore une fois, m’habiller, m’emmitoufler dans mon écharpe, prendre une contenance, saisir mes livres et me diriger vers le lycée, toujours seul, mais seul parmi les autres, à la fois protégé et rongé par cette solitude maintenant familière et qui m’accompagne partout. Comme si de rien n’était, silhouette et visage ni plus ni moins étranges que tous ceux qu’il me faudra croiser rue du Ranelagh, avant de retrouver la sécurité de cet apparte­ment familier, de ses hauts plafonds lambrissés, de ses murs cannelés de livres et de ses boiseries. Pour cela, il me faudra donner un cours, attendre que le temps passe, vaguement angoissé, étonné de constater que personne ne me traite avec méchanceté ni trop de désinvolture. Me dire, en sortant de la salle de classe, « et un de moins! » tant je compte les cours, les heures, les étapes qui me séparent de la liberté, de l’inconnu et, peut-être, de l’oubli. Une fois de plus, je vais réaliser, presque avec humour, et soulagement aussi, que la tristesse la plus accablante ne se voit pas toujours. Que sa présence peut être confuse, voire invisible pour ceux qui lui sont étrangers. J’ai si souvent, ces jours-ci, l’impression que tout en moi suggère la souffrance, la lassitude, le dégoût ou, pire peut-être encore, la morosité et l’ennui. Il faut croire que non, qu’une résistance s’est organisée à mon insu entre mes gestes, mon corps et mon apparence pour camoufler tout cela. Je suppose que c’est mieux ainsi. Il est vrai qu’afficher son malheur est plutôt indécent. Être indifférent à tout, du moins aujourd’hui, qui pourrait me le reprocher?

« Ce stage de professeur n’en finit pas. Cet hiver non plus, et nous ne sommes qu’en février. Si j’avais seulement su ! Ces res­ponsabilités supplémentaires, dues à l’absence prolongée de mon professeur de stage, devoir donner les cours à sa place au lieu d’observer du fond de la classe et de prendre des notes, je m’en serais bien passé. Je n’aime pas vraiment ce travail. Comme tu t’amuserais à m’observer, et comme tu te moquerais de moi! À toi, au moins, je pourrais en parler et m’en décharger. Dissiper cette grisaille aveugle qui nous cerne ces jours-ci, retrouver un ciel azur pommelé de blanc, la chaleur, les crépus­cules dorés, l’encre nocturne, ces étoiles dont nous connaissions le nom par cœur. Il me tarde donc que le printemps arrive, même si la seule et simple idée de voir la neige disparaître accentue singulièrement ma tristesse. Dans l’immédiat. Mais le printemps, c’est la conclusion de ce stage, le rapport rédigé et remis, c’est presque l’été, et l’été, c’est quitter Paris, quitter cette vie; c’est Genève, d’abord, pour un autre stage, mais plus intéressant celui-là, même si c’est dans une de ces organisa­tions internationales auxquelles tu ne crois pas, et ensuite ce sera Rome, et presque un nouveau départ. Presque une autre vie. Je ne me leurre pas complètement: je sais bien que je n’en serai pas changé, en aucun cas, et que j’emporterai avec moi toute la mélancolie, toutes les incertitudes qui m’étreignent en ce moment même, quand elles ne cèdent pas la place à ce déses­poir dans lequel je me débats ou m’abandonne, c’est selon, depuis notre séparation. Je ne crois pas aux changements radi­caux: j’ai l’impression qu’ils sont illusoires, et les quelques années qui me séparent de mes vingt ans me l’ont bien appris. Chaque moment d’obscurité, chaque entaille dans ma résis­tance, aussi ancienne soit-elle, trouvent encore un écho quelque part en moi. Tout comme les jours heureux, ils me façonnent et, au même titre que les souvenirs de légèreté et d’insouciance, je ne peux les laisser tout à fait derrière moi. Je ne changerai donc pas, mais je ne peux m’empêcher de croire que Rome, le soleil, les rues animées et en désordre, l’inconnu, une autre langue, d’autres mains, corps ou bouches, tout ça me réchauffera, me secouera peut-être, me permettra de sentir se cicatriser un peu plus ce qu’il faut bien appeler des blessures, ces blessures que ton absence ne fait que rendre plus vives et cuisantes, vivantes. Elles ne disparaîtront pas. Mais au moins, peut-être que tout ce qui te rappelle à moi, tout ce qui ici est empreint de ta présence ne m’atteindra plus aussi aisément et avec une telle violence contre laquelle je peine à résister.

« Ce constat désenchanté peut sans doute paraître excessif, artificiel. Mais c’est ainsi que je me sens, et pas autrement. Même si tout se ligue pour que l’oubli complet me semble l’ultime objectif, moi je n’y crois pas. Je voudrais simplement retrouver mon souffle, sans te tourner tout à fait le dos, sans rompre exac­tement, sans couper définitivement les ponts, et pouvoir poser mes yeux sur des objets, des visages, des maisons et des paysages qui n’ont pas de lien avec toi.

« Là-bas, de l’autre côté des Alpes, ton absence ne sera pas inscrite dans la moindre pierre, l’avenue la plus anodine, le plus petit détail. À Paris, dans les rues, dans tous les cafés, toutes les boîtes, partout je te sens, je t’entends et je t’imagine. Alors bien sûr, je me souviens sans cesse. Là-bas, plongé dans cet autre rythme, vierge de ta présence, sans souvenirs, sans étreintes passées, sans avenir peut-être, mais possiblement sans désespoir, dans cette vie étrangère que j’aurai choisie, je saurai peut-être m’imaginer sans toi. À observer mon visage dans une glace quelconque en oubliant toutes les fois où tu y as posé ton regard passionné. Me plonger dans ton absence pour mieux m’en échapper. Et, peut-être, passer outre cette adoles­cence qui perdure en moi avant qu’il ne soit trop tard. Je n’ai pas particulièrement envie de devenir un vieux gamin ni de rester un homme enfant. Bien sûr, tout ce que je découvrirai, les merveilles inédites qui sortiront de l’ombre, les nouveautés qui m’éblouiront, je voudrai, dans un premier mouvement irrépressible, les partager avec toi. Il faudra que je m’y fasse et que j’apprenne à dominer ces impulsions destinées au vide.

« Paradoxalement, cette séparation, que j’ai cherchée et provoquée, presque calculée, est sans doute ce qui me permet de tenir le coup, de contrôler ce qui peut l’être. J’ai choisi ma souffrance en pleine connaissance de cause, la préférant à celle qui la précédait, incontrôlable, démente, et à cause de laquelle des brèches, des failles sont devenues des abîmes. Je suis si loin dans l’obscurité qu’on ne peut plus rien me faire. Pas en mal en tout cas.

« Alejo. Je n’écrirai plus ton nom et je ne t’écrirai plus jamais de ces lettres en forme de requiem, de ces lettres chaotiques et répétitives, désordonnées, saturées d’égarements, de bousculades, de désarroi. Ce presque monologue, incessant, est une trahison en soi; je me trahis puisque tous ces mots que je t’adresse dans le silence ne traduisent rien d’autre que la révolte de mes sentiments face au vide et à la nuit. Pour retrouver la lumière, j’ai préféré la solitude, la rupture, la fin des choses qui comptaient. Je dois continuer de croire à un après, sinon le désespoir sera total et je t’aurai brisé le cœur en vain. Pour rien. Pour l’instant, tout reste noir et indécis. Je n’ai pas retrouvé la moindre lueur. Les faits sont là, pourtant: je suis vivant, et devant moi s’étendent les jours, les mois et les années qu’il me reste. Une éternité. Aujourd’hui, elle me paraît déchi­rante, mais demain, qu’en sera-t-il? Je suis désespéré, mais je veux vivre encore; mieux, je veux renaître. Me retrouver. Ne plus avoir, devant mon propre reflet dans la glace, l’impression de contempler un inconnu. Me reconnaître. Moi. Moi, Adrien.

 « Je ne t’écrirai plus de ces lettres, la main fébrile, dans cette chambre où tout me ramène à toi. Ces lettres que je n’ai pas eu le courage de t’envoyer. Jusqu’au bout je n’arrive pas à faire quelque chose qui pourrait te faire du bien, te soulager, peut-être, ou alléger ta souffrance, ta colère, ta déception. Tes regrets, peut-être. Tu te veux léger et impitoyable, un vrai Valmont, ou plutôt un vrai Merteuil. Je te vois bien en marquis. Les autres t’imaginent volontiers félon et calculateur, et maniant le charme comme une arme pour arriver à tes fins. C’est peut-être vrai. Mais tu es aussi entier et vrai, sincère au-delà même de ce que tu peux croire et désirer. Ne plus répondre à tes appels, laisser tes lettres et tes messages sans réponse, je me déteste pour cela. Et je te déteste aussi: tu n’as pas le droit de me faire ressentir cette douloureuse culpabilité, celle-là même que j’ai voulu fuir, née de tes erreurs et de mon incapacité stupide à les accepter, à les oublier. J’ai pardonné, pourtant. Mais cela ne suffisait pas pour faire taire cette révolte en moi, cette déception trop profonde qui a tout souillé. C’est de ma faute. Moi qui me pensais délicat et sensible, j’ai été incapable de la moindre grandeur, du moindre beau geste. Je me suis retrouvé coincé avec une âme petite et étriquée. Je me pensais mieux que cela. Je me voyais autre. Je me trompais. Je me suis découvert mesquin, jaloux, possessif, orgueilleux. C’est de ma faute. C’était plus fort que moi. Au-delà du choc, au-delà du chagrin, c’est ça qu’en fin de compte ta trahison somme toute banale m’a révélé.

« Elle est vivante, pourtant, cette âme sombre qui oscille entre méchanceté, obscurité et ingénuité; elle s’agite, tourmentée, prise au piège de sa propre médiocrité, elle me torture, elle ne s’accepte pas, elle veut encore y croire. Espérances solitaires et chimériques. Je voudrais que tu te délestes de moi. Si petit et si lourd, pourtant, n’est-ce pas ? Mais je ne peux ni te le dire ni te l’écrire parce que c’est vrai et faux à la fois, parce que c’est compliqué, et parce que c’est terminé.

« À force de feindre et de me composer une certaine assurance, ma timidité semble diminuer; cet effet secondaire a lui-même des résultats inattendus: on semble, ces jours-ci, me trouver intéressant ou charmant ou attirant, sans même que cette mince paroi de glace, cette froideur qui au fond n’était rien d’autre que de la réserve, justement, ne s’interpose et donne une impression de dédain ou d’indifférence, comme cela a bien souvent été le cas dans mes relations avec les autres. Les visages, les gestes et les occasions se succèdent, s’offrent indifféremment à moi, sans répit, au moment précis où je n’ai rien à donner, et surtout rien envie de prendre, de recevoir. Dans la rue, à la Sorbonne, n’importe où, ces possibles liens s’offrent à moi, alors que je ne cherche et ne veux rien, trop occupé à ne pas faiblir. Je ne fais plus tellement la différence entre politesse et gentillesse, entre une offre muette d’amitié et une autre plus évidente de sensualité. Je constate, et j’ai peur. Et j’esquive, je fuis. Je ne sais pas ce qu’il me faut, je ne sais pas ce dont j’ai besoin, mais ce n’est pas de quelqu’un d’autre. C’est comme si je n’avais plus d’amis, plus d’existence propre. C’est faux, je le sais bien. Mais l’illusion est presque parfaite.

« Il n’y a que la tristesse à présent; elle règne sans partage, s’appropriant mille visages. Elle possède toutes les formes, les voix et les apparences. Elle ne me quitte jamais. J’en suis malade. Je dois me transporter ailleurs, et au plus vite, me cacher dans une autre foule et me refaire un visage, trouver une armure, car tout sombre, s’effondre, s’effrite, se dilue et se défait...

« Je ne t’écrirai plus. Je peux bien le répéter autant de fois que je le veux, rien ne me garantit que j’y réussirai. Ce lien pathétique, c’est tout ce qu’il me reste de toi. Est-ce si nécessaire de m’en défaire ? Je ne t’écrirai plus. Parfois, j’ai l’impression que tout se ligue contre moi pour m’imposer ton image, ta personne tout entière, ta présence: des choses évidentes, des choses pas nécessairement importantes, dérisoires parfois dans leur simplicité, des choses inattendues aussi. Comme cet élève au lycée. Si différent et si semblable à toi. Quelle ironie! Quel supplice aussi! Quand je le vois, je dois lutter pour ne rien montrer de ce qui monte en moi et me fait chanceler. J’ai envie de crier. De m’enfuir. De me cacher sous peine de m’effondrer. De quoi me faire interner! Il m’émeut, aussi. Il ne sait pas qu’il transperce l’obscurité, qu’il m’atteint, malgré tout ce que je viens de t’écrire. Ça me révolte: il n’a pas le droit, je ne veux pas. Mais quelque chose me pousse à me tourner vers lui, à l’observer à la dérobée, à le détailler. Comme une affiche de cinéma. Il me fait penser à cette photographie d’Alain Delon face à Annie Girardot dans Rocco et ses frères, magnifique image en noir et blanc, avec ce regard fier, boudeur, indomptable, cette mâchoire résolue, cette beauté aussi raffinée que canaille, avec, tout en bas, le parvis, la cathédrale. Il ressemble à Rocco en plus méditerranéen. Et surtout, il te ressemble. Il s’appelle Maximilien.

« À son insu, il m’aiguille vers lui comme un aimant. Il se dégage de lui quelque chose de très fort, de charnel, de sexuel. Je ressens tout cela, mais en pensant à toi. Troublant. Et déplacé. C’est fascinant comme c’est douloureux, et comme au cœur de cette souffrance vive se cache un plaisir imprécis, lancinant, que j’appréhende. Serait-ce le prix à payer pour être parti sans avoir su comment te dire adieu ? Et avant cela, de n’avoir pas su comprendre? Et encore avant, pardonner. Relativiser la trahison. Et après tout cela, oublier. Il aurait fallu... je ne sais pas. Que je sois quelqu’un d’autre, peut-être. Il a fallu que ce soit ton passage dans les bras d’un autre qui me le révèle.»