Du coeur au ventre

Introduction

Béatrice dort.

Il est 5 heures du matin.

En fait, c’est Béatrice Rose. on lui a donné un deuxième prénom, vous savez, comme les anglophones le font couramment. Je voulais un nom relié à la nature, et la rose, reine des fleurs, représentait bien ce que je voulais pour ma fille. et puis quand elle est née, elle était toute rose, alors c’était clair : Béatrice Rose. Ma chérie. Mon soleil. Mon bébé sourire.

Elle grandit, et je me sens enfin prête à vous présenter l’histoire qui m’a poussée à vous offrir ce livre. Pour ceux et celles qui me suivent depuis mes débuts, la venue de ma fille n’est pas une surprise, mais pour les autres, laissez-moi vous raconter.

alors voilà. Je pourrais commencer à n’importe quel moment de ma vie, mais il y a bien eu un point tournant... après une peine d’amour, en 2001, je m’étais présentée devant mon médecin en demandant de l’aide. il m’avait diagnostiqué une dépression. une ordonnance de pilules à la main, je voyais mon monde qui venait de s’écrouler et je me retrouvais seule dans une nouvelle ville, ottawa, pour mon travail. Je venais de déménager. Je devais parler en anglais. Je vivais dans une petite chambre, avec un matelas par terre, sur la rue Nepean. Mes parents venaient de partir pour tout l’hiver au Mexique. Mon univers était gris, j’étais seule et je me réveillais la nuit pour « avoir mal ». la souffrance de cette rupture m’envahissait et les mois d’hiver étaient longs. J’avais perdu beaucoup de poids et les cernes sous mes yeux se creusaient.

Par chance, j’aimais mon travail. J’étais militaire, je m’occupais des com- munications nationales pour les Rangers canadiens, les militaires réservistes dans le Grand Nord. J’avais reçu le mandat de promouvoir leur soixantième anniversaire de service, et ma patronne de l’époque me faisait confiance : « Fais aller ton imagination, présente-moi ton plan de commu- nication ! » J’ai publié des articles chaque mois pendant toute une année sur l’implication des Rangers dans notre souveraineté nationale, j’ai développé un timbre commémoratif avec Postes Canada et l’ai inauguré à Yellowknife avec le ministre de la Défense nationale de l’époque ; j’ai visité les communautés inuites du Nunavik pour participer à des camps d’été avec les Rangers juniors canadiens, et j’ai même passé toute une journée avec la reine Élisabeth II lors de sa visite du jubilé du cinquantième anniversaire à iqaluit.

À travers ces projets spéciaux, j’ai eu la chance de guérir un peu. J’ai appris à connaître plusieurs autochtones, majoritairement des inuits, et je me suis rapprochée de leur culture. ils m’ont appris à voir la terre et la nature différemment. À l’écouter, à l’observer. ils m’ont appris à sourire de l’intérieur, avec les yeux. ils m’ont appris à respecter la sagesse des aînés. ils m’ont aussi guidée, sans le savoir, à travers des regards, des silences, leur présence. J’aimais les observer. leur authenticité me désarmait et m’apaisait. les enfants rieurs aux yeux bridés m’ont aidée à retrouver mon cœur léger et, tout doucement, j’ai remonté la pente, retrouvé le moral et une joie de vivre. J’ai beaucoup de gratitude quand je repense à ces années passées à promouvoir ces programmes. Ces gens ont réellement changé ma perception de la vie.

De fil en aiguille, durant tous ces projets et événements, j’ai appris à uti- liser un appareil photo. il est devenu un peu comme un compagnon. Je le traînais partout. Souvent, je ne pouvais pas discuter avec les gens que je rencontrais à cause de la barrière de la langue, alors je leur demandais si je pouvais prendre leur photo avec un signe de la main ou de la tête. Puis, on s’amusait. Je leur montrais le petit écran qui affichait la photo et nous riions ensemble. C’était simple. C’était doux. Mon appareil photo est devenu tranquillement un outil de connexion avec eux et j’ai appris, par la suite, le travail technique relié à la photographie.

Les années qui suivirent m’ont amenée à développer de plus en plus mes habiletés et j’ai commencé à photographier des gens dans un studio improvisé à la maison. Puis des mariages. Des baptêmes. Je me faisais appeler « la photographe des émotions ». J’aime les événements précieux de la vie, le quotidien aussi. Sans avoir à parler, je pouvais rendre les gens heureux, en partageant avec eux ce que j’avais vu ou ressenti.

Je me suis ensuite jointe au Club de Photo Polarisé de l’outaouais en 2006, pour en devenir ensuite la présidente en 2008, un rôle que j’ai joué pendant quatre ans. J’ai pu joindre l’utile à l’agréable, en mariant mon leadership et ma passion grandissante pour la photographie. J’ai peaufiné les techniques, j’ai découvert mes préférences visuelles et artistiques, concrétisé mon style. J’ai connu des dizaines de photographes tripeux et ces années m’ont aussi apporté beaucoup de gratitude. Fréquenter des passionnés est un réel bonheur.

À la fin de l’année 2010, je lançais le défi aux membres photographes du Club intéressés à prendre une photo par jour pendant 365 jours durant l’année à venir. une quinzaine de personnes acceptèrent de relever le défi et je m’y suis mise aussi. Comme j’aimais l’écriture, j’allais joindre un texte à mes images.

Les premières journées de l’année, et même les premiers mois, furent vraiment difficiles. Je me mettais de la pression. Je traînais mon appareil photo partout, dans mon sac à main, et je cherchais des scènes à photographier : les citrons en solde à l’épicerie, les marches de fin de journée avec mon chien Fanny, les fleurs reçues en cadeau et les événements un peu marquants de la journée, etc. Je tentais de me prouver à moi-même (et aux autres membres de la communauté photographique !) que j’étais une bonne photographe et que, techniquement, je savais ce que je faisais.

Ce fut une année de recherche quotidienne, intéressante, mais aussi très exigeante. À la fin de l’année 2011, je réalisai que j’aimais tellement l’exercice que je ne pouvais pas arrêter. J’ai donc continué le défi en 2012. Puis, euh, en 2013 aussi – oui, c’est de la folie ! une belle folie, qui a mené à la sortie de mon premier livre, Un jour à la fois en images, Pensées et beautés du quotidien (Béliveau Éditeur) après 1096 jours consécutifs au cours desquels j’ai pris des photos et rédigé des textes, j’ai réalisé que ces défis avaient complètement boule- versé ma vie, ma vision. J’ai même surnommé la photographie mon « outil du bonheur ». elle me rendait heureuse, je n’étais plus jamais seule, et elle faisait partie de mon quotidien.

Regarder la fumée de la sauge qui brûle dans un rayon de lumière est encore une de mes scènes préférées. Mes sens sont éveillés. le temps s’arrête. C’est un moment présent puissant et toujours aussi magnifique. la photographie m’a appris beaucoup sur la vie et m’a amenée à la contemplation. J’ai ensuite développé la photographie intuitive, puis commencé à l’enseigner. la photographie intuitive, c’est celle du moment présent, celle qui met l’accent sur le ressenti du photographe au moment de la prise de vue, plutôt que sur le résultat. Pratiquée sans souci de performance, cette démarche est simple et libre, elle est effectuée en pleine conscience, elle incarne la connexion entre l’environnement, les émotions et l’intuition du photographe.

De fil en aiguille, je remarquais les ombres partout où j’allais. Je portais une attention particulière aux réflexions dans les vitres, les vitraux, les encadrements, les miroirs, les fenêtres. les dimensions s’élargissaient, mon monde s’agrandissait. Voir autrement était devenu mon plaisir du jour. Sans chercher, je laissais la vie venir à moi. Je me sentais comme dans un nouveau jeu vidéo 3D jamais exploré. la vie photographique consciente et éveillée est venue forger ma vie spirituelle intérieure et ma nouvelle vision du monde en général, c’était génial !

J’ai aussi appris à ne plus chercher les scènes « spéciales », car tout était maintenant spécial. lorsque j’étais déposée et présente, je savais désormais accueillir le quotidien, comme un cadeau qui se déroulait devant mes yeux.