Faunes

Les êtres humains de notre temps, comme leurs ancêtres préhistoriques, rêvent la nuit de combats épiques contre les animaux.
Enserrés dans les draps, ce ne sont pas des secrets qu’ils murmurent, mais des menaces chuchotées le long de javelots, des incantations pour maintenir toute leur force tendue vers l’ennemi. Allongeant leur bras, ils n’enlacent pas le corps qui sommeille à leurs côtés : ils combattent les loups et les ours, se protègent du vent ou cherchent leur chemin dans la tempête. Dans l’obscurité, chacun plonge dans une lutte à mort contre les forces de la nature, et cette lutte n’a pas de fin.
Pour que des rêves advienne la survie de l’espèce, il faudra revenir à des temps plus sauvages.

 

Diluvium

Rien n’annonçait, quelques kilomètres avant Shivering Heights, cette météo de fin du monde : grisaille et lumière basse, nuages de brume léchant les phares des voitures. Aussi loin que porte le regard d’Agnès, des lambeaux blancs et vaporeux se languissent contre la terre. On dirait qu’ils ont faim, pense-t-elle en les observant dans le rétroviseur. La voiture file avec constance, sans ralentir, mais les nuages se referment tout de suite après son passage, intacts.
Elle les suit du regard quelques instants, si bien qu’elle passe près de manquer l’écriteau annonçant l’entrée du spa nordique. On l’avait bien avertie, pourtant, qu’il serait enfoui dans la forêt, presque invisible de la route. Elle vire brusquement, craint d’enfoncer le nez du véhicule dans le fouillis des arbres, mais, les ongles agrippés au cuir du volant, s’immobilise plutôt au milieu d’une vaste clairière de gravier emmêlé d’herbes jaunes.
Une unique voiture y est garée. Des rouleaux de brume frôlent sa carcasse, remontent le stationnement jusqu’au pavillon d’accueil, puis dévalent le terrain pentu du site au pied des montagnes.
L’épaisseur du brouillard engloutit les mains d’Agnès pendant qu’elle tire sa valise hors du coffre. Partie directement après sa journée de travail, elle regrette de ne pas avoir enfilé de tenue plus confortable. Les talons étroits de ses souliers s’enfoncent dans le sol, où les feuilles ont commencé à tomber et à se décomposer sous l’effet des pluies successives. Tout autour, la forêt n’est plus qu’entrelacs d’aiguilles et de bois mouillé. En tendant l’oreille, on peut entendre le flot combatif et régulier de la rivière en contrebas. 

Le froid rampe sous ses vêtements, sa peau, se glisse jusqu’à son crâne.
Dans la poche de son imperméable, son téléphone vibre. Le bureau ne sait pas plus vivre sans elle qu’elle sans lui, et elle s’oblige à éteindre l’appareil.
Resserrant sa poigne sur sa valise pour empêcher sa main de trembler, elle inspire comme le lui a enseigné son psychologue, en imaginant qu’un grand vent de liberté lui balaie l’intérieur.