Filles corsaires

AVANT-PROPOS
Écrire après 
les heures ouvrables

Les textes qui composent ce recueil ont été écrits dans leur version originale sur une période d’environ cinq ans. La majorité d’entre eux ont d’abord été publiés dans le cadre de la chronique «Filles corsaires», que j’ai tenue pendant trois ans dans la revue Liberté. L’engagement à respecter les délais d’un calendrier de publication trimestriel a été déterminant dans l’écriture. J’ai dû accepter de laisser exister dans l’espace public des réflexions encore en construction, qui me semblaient pleines de trous. Cet exercice m’a rappelé combien la pensée n’est pas une entité finie, qu’elle se bâtit dans le dialogue, au fil des débats, et qu’elle est constamment façonnée par nos expériences. Les courts essais rassemblés ici portent la trace d’événements marquants dans ma vie personnelle, d’une actualité à laquelle j’ai assisté et parfois pris  part comme militante. En acceptant de rassembler et de retravailler mes contributions à différents périodiques (auxquelles s’ajoutent deux inédits) pour l’édition de cet ouvrage, je n’ai pas cherché à énoncer des thèses implacables, mais bien à consigner des impressions, des prises de conscience survenues au cours des lectures et des rencontres.
Sur le plan personnel, la période au cours de laquelle j’ai produit ces textes a été marquée par deux grandes ruptures, qui ont informé ma manière d’écrire et mon rapport au féminisme. Il y a quelques années, je me suis séparée d’un homme avec qui j’avais passé l’essentiel de ma vie adulte, une personne avec qui je m’étais imaginée vieillir et avoir des enfants. Le matin où j’ai quitté notre appartement commun pour aller m’installer chez des ami·es, le temps de trouver un nouvel endroit où habiter, j’ai sorti le vélo que j’utilisais pour les voyages de cyclotourisme et j’ai chargé le porte-bagage de gros sacs remplis de livres et de vêtements. Mon départ paraissait théâtral, et mon ex a dû se dire que je déployais tous ces moyens parce que j’étais trop cheap pour me payer un taxi. Je ne sais plus trop quelles préoccupations avaient déterminé mon organisation logistique ce jour-là, mais aujourd’hui, je réalise que cette scène – moi partant comme pour une longue expédition – était à l’image du cheminement intellectuel et affectif que j’entamais alors, un parcours à travers lequel ma conception de l’amour et de l’hétérosexualité serait transformée.