Folle

À Nova rue Saint-Dominique où on s’est vus pour la première fois, on ne pouvait rien au désastre de notre rencontre. Si j’avais su, comme on dit la plupart du temps sans dire ce qui aurait dû être su au juste, et sans comprendre que savoir à l’avance provoque le pire, si on avait pu lire dans les tarots de ma tante par exemple la couleur des cheveux des rivales qui m’attendaient au tournant et si de l’année de ma naissance on avait pu calculer que plus jamais tu ne me sortirais de la tête depuis Nova… Ce soir-là rue Saint-Dominique, je t’ai aimé tout de suite sans réfléchir à ma fin programmée depuis le jour de mes quinze ans, sans penser que non seulement tu serais le dernier homme de ma vie, mais que tu ne serais peut-être pas là pour me voir mourir. Quand on s’est mieux connus, c’est devenu un problème ; entre nous, il y avait l’injustice de ton avenir.

Aujourd’hui, je sais que je t’ai aimé à cause de ton accent de Français où s’entendait la race des poètes et des penseurs venus de l’autre côté du monde pour remplir nos écoles, cet accent si particulier travaillé par tes années de résidence au Québec, cet accent qui te séparait de tout le monde, des Québécois comme des Français, cet accent qui faisait de toi un porteur de la Parole comme le disait mon grand-père à propos de ses prophètes. D’ailleurs si mon grand-père avait été là, à Nova, rue Saint-Dominique, il m’aurait poussée dans tes bras pour donner plus d’élan au désastre ; mon grand-père croyait à la beauté des accidentés. Il a toujours vécu dans la résistance de la terre et dans la menace des mauvaises récoltes, mon grand-père est né en 1902 et il était cultivateur, il avait besoin du ciel à son côté pour nourrir sa famille et pourtant il attendait l’apocalypse de pied ferme, c’était son grand paradoxe.

Ton accent donnait de la perspective à notre rencontre. Quand j’étais petite, mon père lisait toujours deux fois le même livre ; la deuxième fois, il le lisait à haute voix. Pendant cette deuxième fois, l’histoire gagnait en gravité, il lui semblait que la voix pesait ses mots, il lui semblait aussi qu’un message lui était adressé du dehors. Quand mon père lisait à voix haute en faisant les cent pas dans le salon, le livre tenu à bout de bras comme un adversaire, il était comme mon grand-père, il cherchait le texte entre les lignes, il découvrait Dieu.

Que tu me parles ce soir-là avec ton accent voulait dire qu’avant de mourir, on me parlerait comme on ne m’avait jamais parlé ; ça voulait dire que dans ta bouche la vie prendrait un autre sens. À ce moment je ne savais pas que du début à la fin de notre histoire, tu me parlerais comme prévu comme aucun homme ne m’avait jamais parlé mais pas de la façon dont je m’y attendais, pas de cette façon attendue des femmes amoureuses et insatiables qui veulent s’entendre dans la bouche de leurs hommes. Je ne savais pas non plus que moi aussi je te parlerais sans cesse et d’une façon que tu n’avais jamais connue, et que pour cette raison de mon acharnement à tout te dire, à te faire porter le monde sur le dos en cherchant à te piéger, tu me quitterais.

À ton accent s’est ajouté autre chose, sans doute tes six pieds, tes mains de géant ou tes yeux si noirs que personne n’a jamais pu en voir la pupille. Quand j’étais petite, j’ai aimé un garçon parce qu’il portait un nom rare, il s’appelait Sébastien Sébapcédis. De ma vie, je n’ai jamais plus rencontré ce nom. Mon grand-père m’a toujours dit que les raisons d’aimer étaient puériles et sans fondement et que c’était pour cette raison de la base instable des sentiments que face à Dieu il fallait avoir la foi.

Notre histoire est née dans le malentendu de détails et elle a connu une fin tragique, mais dans le passé, ça s’est déjà vu chez d’autres. Par exemple il y a eu le prince de Cendrillon qui a traqué Cendrillon à travers son royaume avec un soulier et qui, par là, lui avouait que valser avec elle jusqu’au coup de minuit n’avait pas suffi à lui révéler son visage. Je dis qu’avec cette seule information, n’importe qui aurait pu prévoir que cette histoire n’aboutirait nulle part. Quand les parents auront appris à être honnêtes avec leurs enfants, ils pourront leur dire que rien de bon n’est sorti de cette rencontre entre un prince et les pieds de Cendrillon sinon les nombreux enfants arrivés en clôture, et que le tragique de leur histoire vient du fait qu’elle s’est arrêtée là, dans les nombreux enfants. Quand les parents seront honnêtes, ils pourront dire à leurs enfants que dans les contes de fées on masque l’ennui de la vie en n’allant pas au-delà du constat de la procréation.

Toi aussi tu m’as aimée, mais pas tout de suite, parce que chez toi, l’amour vient après la baise ou reste à jamais là où il s’est posé la fois d’avant, dans les mains de Nadine par exemple qui savait d’instinct comment te branler, ou entre ses cuisses de brune bien dans sa peau et bien plus chaude qu’une blonde, as-tu dit un jour sans te rendre compte que je n’étais ni brune, ni blonde. On a établi quelque part qu’il faut baiser au moins dix fois avec une fille pour en être amoureux et beaucoup plus pour lui dire chérie en public, il s’en trouve pour dire ça chaque semaine dans les magazines de mode, que la baise fonde le couple. Tu as fini par m’aimer après un mois ou deux, et quand je me suis mise blonde pour exister dans ton discours sur les femmes, j’étais contente que tu me baises encore.

C’est vrai que tu as fini par m’aimer, mais le décalage de ton amour en face de mon amour là depuis le début lui donnait un air de labeur ; pour m’aimer, il a fallu y mettre du tien, il a fallu te persuader. Il faut dire que chez toi, le travail a toujours tenu une grande place, dans l’amour comme dans le reste, c’est toimême qui me l’as dit le soir où on s’est quittés. Tu m’as dit ce soir-là que dorénavant, tu voulais te consacrer à ta carrière et que pour ça il te fallait te concentrer et t’économiser la pesanteur de ma présence dans ta vie, tu pensais les choses en termes énergétiques, tu disais que je t’épuisais.

Tu n’es pas le premier à avoir dit ça. On m’a déjà dit dans le passé que je n’étais pas une fille facile et je me suis toujours demandé ce que n’être pas facile pouvait vouloir dire. Je savais que ce n’était pas un compliment, que ça augurait mal même si derrière le rempart de mon attitude, on disait entrevoir les attraits du mystère. Pour moi n’être pas facile étaient des mots d’adieu, c’était une façon de dire que le mystère allait rester un mystère, pour moi, c’était de la démission. Quand aujourd’hui je repense à ma vie, je suis convaincue que c’est pour devenir plus facile que je suis devenue une pute, c’est vrai que le métier de pute exige une ouverture immédiate, sur le Net on l’a d’ailleurs écrit très souvent dans le passé, que j’étais ouverte. Souvent on m’a attribué le qualificatif open minded : dans ce métier, l’esprit doit s’ouvrir avant le reste.