Interruptions définitives

Angela, vous êtes coquette, je vous veux pédante!

À peine penchée au-dessus du cahier ouvert entre nous et aplati par sa main, je suivais le trajet irrégulier des veines saillantes, gris vert. Poilues et calmes à la fois, ses mains. Aux longs doigts quelque peu arthritiques, jaunis par le tabac qui embaumait sa personne grise, non pas discrètement, mais avec une certaine retenue néanmoins. Il fallait être dans sa proximité pour pouvoir aspirer l’aura grise de ce dur personnage. Et c’est dans cette proximité qu’il m’avait appelée, c’est vers cette proximité que je m’étais dirigée, le long du couloir ouvert entre les rangées des bancs. Je sortis du fond de la classe comme du tréfonds d’un asile, un pas retentissant après l’autre, entièrement saisie par les regards des autres élèves, tous taciturnes, chacun à sa place. Du tréfonds de la classe comme du fond d’une attente que je n’avais pas voulu réveiller.

Je redoutais ses mots, comme d’habitude, mais comme d’habitude je me lançais à l’appel, résolument. Comme d’habitude je dus me dire, ce qui sera, sera. Ce o fi o fi. Dans la proximité il m’avait appelée, dans cette proximité je me trouvais, hélas, sans savoir quoi attendre. Je préférai regarder sa main, à peine posée sur mon cahier des «thèmes à la maison». C’était à mon tour de recevoir ma note, c’était mon moment. Mais le moment était surtout venu de savoir si j’avais réussi dans la prodigieuse entreprise de passer en deuxième année de latin. Directement, comme il le disait, sceptique, sans la préparation nécessaire, sans propédeutique, et en sautant, immodestement, par-dessus l’incontournable première année. J’allais apprendre donc si j’avais passé mon épreuve, ou bien si une autre note de 4 sur 10 signerait, de manière cynique, mon devoir.

Il n’y avait que des filles, ou presque, dans cette classe de dixième où l’on étudiait les matières classiques, le grec, le latin. Je ne sais pas - je ne l’ai jamais su - comment toutes ces filles avaient fini par se retrouver dans cette classe, dans cette école, une des deux ou trois écoles de lettres classiques au pays. C’était sans doute que, pour la plupart, elles habitaient dans le quartier. Alors que moi, je venais de bien loin pour y étudier le latin. Les quarante-cinq minutes de trajet à travers la ville, parfois une heure, parfois plus, me procuraient un grand effet de dépaysement.

C’est pourquoi j’étais toujours seule en y allant, comme en rentrant chez moi. Pour étudier le latin, je montais tôt le matin dans le trolleybus. Au bout de la ligne, heureusement. Comme ça, j’avais une chance de pouvoir m’asseoir, même si je savais que bientôt j’allais devoir me lever pour laisser ma place à une personne âgée, homme ou femme, ou bien à une mère avec son enfant. Il fallait donc décider: ou bien je restais debout, dans un coin stratégiquement choisi, épargnée au moins d’un côté, celui de la fenêtre; ou bien je m’asseyais, en misant sur un siège, lui aussi stratégiquement choisi, pas trop loin de la porte, prête à devoir céder ma place et donc à m’exposer de tous les côtés aux assauts des voyageurs.

Après quoi il fallait aussi affronter le défi de la descente. Si jamais j’avais gardé ma place tout au long du trajet, alors je devais planifier ma sortie deux ou trois arrêts avant celui que j’attendais, et me creuser un tunnel, en avançant, centimètre par centimètre, à travers l’improbable ouverture que je pouvais pratiquer en pressant - timidement mais fermement - les chairs, les os, les gros manteaux suant le moisi et la friture, de mes concitoyens. Personne ne bougeait, car il n’y avait pas de place où se mettre. Il fallait s’arracher à cette foule compacte et ignoble, voilà tout.

Chaque matin ainsi se rejouaient le drame et le traumatisme de la naissance à l’air, à la lumière, au mouvement et à la marche. Chaque matin la maternité malveillante des transports en commun vomissait avec des haut-le-cœur et des hoquets ses rejetons flétris, froissés comme de pauvres chairs nouvellement nées, complètement désorientés et humiliés. Ceux qui restaient dans le trolleybus regardaient les bienheureux libérés de leurs peines avec envie, haine même. Ceux-là avaient fini la première épreuve de la journée. Ils respiraient, ils se redressaient, ils marchaient seuls.

Souvent, on ne réussissait pas d’un seul coup cette autonaissance matinale, cette autoexpulsion. On s’était trouvé coincé dans un agencement particulièrement difficile, particulièrement dur, inextricable. Ces situations-là, on les reconnaissait d’avance et on y lisait un mauvais augure pour le reste de la journée, de la semaine peut-être. Une combinaison de personnes grasses ou infirmes, de sacoches trop lourdes, d’individus mal en point - saouls, violents, ou bien les deux à la fois - faisait de la séparation des corps une tâche impossible, un effort perdu d’avance. Car dans ces circonstances-là, l’impensé qui soudait l’amalgame des corps et des choses, et qui se transmettait par télépathie à tous les intéressés du véhicule, était enraciné dans la conviction que s’efforcer de sortir de cette mêlée équivalait à un acte clairement répréhensible. N’avaient-ils pas honte, ceux qui voulaient descendre du trolleybus à la prochaine station? N’avaient-ils pas honte de vouloir, pour leur propre intérêt personnel, si individuel et si limité, se frayer un chemin vers la sortie et ainsi déranger, heurter, voire faire souffrir tous les autres qui, au moyen d’un âpre travail, s’étaient bâti un rempart quelque peu supportable, un quelconque confort? Pour qui se prenait-elle, cette personne (car le plus difficile était de se retrouver en situation d’entreprendre sa sortie tout seul, sans l’appui d’autres voyageurs désirant descendre, sans cette petite unité d’intérêt commun qui nous donne force et courage) à s’imaginer en droit de troubler un ordre qui avait été déjà si difficile à établir? Pour qui se prenait-elle? Ne voyait-elle pas les malades, les infirmes, les souffrants, les abîmés qui avaient déjà franchi d’inimaginables obstacles pour arriver là où ils étaient? D’où venait donc ce manque de respect, cette prétention inouïe? D’où venait ce culot? Et qui allait être assez faible pour laisser passer? Humilié par l’opprobre général, mais libre enfin, craché sur le trottoir, il fallait remettre en ordre son apparence. Redresser ses vêtements, vérifier son sac, la fermeture, se secouer comme un chien sorti d’une malheureuse rencontre avec un autre chien, plus agressif, plus sûr de ses droits, qui lui aurait pissé dessus.

Domnul Cîrlig, c’est-à-dire Monsieur Crochet, ne me détestait pas. Nous l’appelions Domnul entre nous, de manière aussi révérencieuse que protestataire. En classe, en public, à l’école, il fallait utiliser l’obligatoire Tovarăşul, Tovarăşa, c’est-à-dire camarade, faute de quoi nous étions réprimandés. Dire Domnul, Doamna, à voix haute, c’était une manière de s’opposer au «régime». Ces appellations, désuètes d’ailleurs, car il restait bien peu de Messieurs et de Mesdames dans notre entourage, évoquaient le temps de jadis, un monde civilisé, cultivé, poli et donc mythique, que nous n’avions pas connu. Ce qui nous faisait de la peine et nous obligeait, étrangement, à nous retrouver sans cesse en deuil de quelque chose, sans savoir ni de quoi ni pourquoi.

Quant à Monsieur Cîrlig, le nom lui allait à merveille, car il aimait bien faire peur aux gens, garçons et filles. Ancien prêtre défroqué par les communistes, nous lui soupçonnions de grosses envies pédophiles, sans pour autant cesser de le soumettre à de cruelles et pétulantes séductions. Bien sûr que la fraîcheur verte et brutale de nos quinze ans touchait ce morne sexagénaire qui vivait seul, soigné par une ancienne femme de ménage, dans une petite maison délabrée tout près du lycée.

Au bout du désespoir peut-être, il nous avait invitées, une fois, à prendre le thé dans son jardin. Celle qui était la plus belle, qui avait les meilleures notes, les cheveux noirs les plus longs parmi nous, celle qui avec raison s’appelait Păpuşa, La Poupée, laissa gentiment à Monsieur Cîrlig le terrible plaisir de lui caresser le genou à l’abri de la table. Juste au-dessus des bas blancs trois quarts réglementaires à bordure brodée, juste en dessous de l’ourlet finissant la fruste jupe bleu marine de notre uniforme de tous les jours.

Monsieur Cîrlig était, justement, un monsieur. Le délicat attouchement dont il s’était si attentivement fait l’agent, la délicate sensation dont il fut sans doute le récipiendaire avait quelque chose d’exquis et de touchant si on la comparait aux palpitations haletantes sur la possibilité desquelles s’ouvrait, chaque jour, le voyage obligé en trolleybus. Car de se retrouver prisonnière impuissante du poids de la foule signifiait aussi, nécessairement, être soumise aux réactions violentes de corps d’hommes frustrés et vaincus. Il n’était point inhabituel d’entendre, au cours du voyage cahoteux, étouffant, la claque désespérée de quelque femme, qui, à bout de patience, rémunérait la pression insupportable d’un sexe mâle trop gonflé et trop insistant, appuyé en cadence, sournoisement, contre ses pauvres fesses déjà fatiguées. Les inculpés se défendaient en proférant des jurons grossiers, couronnés de la question rhétorique: «Que veux-tu que je fasse, connasse, où veux-tu que je me mette?» Ces scènes, qui éclataient régulièrement, et auxquelles les voyageurs prêtaient plus ou moins d’attention, étaient à juste titre banales, compte tenu de leur sordide quotidienneté.

C’est peut-être pourquoi la main adoucie par une existence passée à caresser les livres, posée discrètement sur le genou d’une lycéenne trop désireuse de plaire à son professeur, nous apparaissait comme un geste à peu près poétique. Il y avait, dans cette perversion, quelque chose de rassurant. Il nous avait invitées à lui rendre visite en groupe, colonie de jeunes filles se serrant ensemble de bien près. Il nous offrit du thé et des gâteaux, servis sur une nappe blanche, dans un coin du jardin. La journée était ensoleillée, et nous prenions plaisir à être dehors. Nous partîmes ensemble, comme nous étions venues, et une fois le portail du jardin clos, nous nous mîmes à rire comme des chèvres, ivres de thé et de l’interdit à moitié frôlé.

En classe, par contre, il n’y avait point d’ambiguïté, et très peu de rires. C’était la grammaire latine, telle que les grands textes nous la transmettaient, qui devait nous intéresser. Le plus grand sérieux régnait ici, le silence le plus parfait. Au milieu duquel aucun détail ne pouvait, ne devait passer inaperçu. Je parcourus donc le couloir soucieuse, par ailleurs, de mon apparence uniformée que j’espérais sans reproche ce jour-là. Mon cahier, ouvert sur la chaire du professeur à la page du dernier devoir, s’étalait dans son inertie muette, ignorante des conséquences. Je n’y remarquai rien de particulier, rien de parlant.