Je suis Ariel Sharon

NOTE DE L’AUTEURE

Ceci n’est pas une biographie. C’est une fiction. Seule la fiction peut œuvrer dans les failles de l’Histoire. Et seul le roman rend possible notre rencontre.

Y.E.

2 janvier 2018

 

Tel-Aviv, 4 janvier 2006 Séisme politique en Israël Le premier ministre Ariel Sharon terrassé par un accident vasculaire cérébral

Arik...

Arik, le lion, plongé dans un coma à quelques mois des élections

Arik...

L’ancien homme fort d’Israël est maintenu en vie à l’hôpital Tel Hashomer Shiba près de Tel-Aviv

Arik...

Les pouvoirs de celui qu’on surnomme le grand-père de la nation transférés au vice-premier ministre Ehud Olmert

Arik...

Kadima, le parti centriste fondé par Ariel Sharon juste avant sa chute, décroche une mince victoire

Arik... Arik...

Arik ! Suis ma voix. Ne cherche pas la lumière. Ne cherche pas ton corps. Arik ! Oui, c’est à toi que je parle. As-tu froid ? Tu trembles. Patience, patience. Ça ira mieux tout à l’heure. Je suis là. Je t’expliquerai tout. N’essaie pas de parler. Je serai ta bouche, tes yeux, ton corps.

Tu flottes. Liquide. C’est la caresse du vide. Enveloppe-toi du vide. Laisse-toi t’engloutir dans sa chaleur. Tu ne suffoqueras pas. Au contraire, tu respireras mieux, tu entendras mieux aussi. Et qui sait ? Retrouveras-tu tranquillement la vue et bientôt la parole. Alors, ne te cherche pas pour l’instant. Tu n’es plus. Tu meurs, Arik. Lentement.

Calme, calme. C’est la vérité. La vérité ne blesse pas. Elle ne juge pas. Tu perds les sens, même celui de nommer les choses. Ton identité, ton âge, ton visage. Ce n’est pas grave. Je suis tout ce que tu n’es plus. Tes amours, tes haines, tes rêves, tes peurs, tes regrets. J’entends les mots, les doutes, les effrois. Je regarde. L’enfant, l’homme, son essor, sa chute.

Je connais le moment précis de ta chute. Pendant des jours et des jours, des clichés défilent sur toutes les tribunes :

Ariel Sharon, commandant charismatique entouré de tour­billons de sable au milieu du désert. Tu donnes des ordres. Tu indiques les positions des troupes égyptiennes sur une carte.

Ariel Sharon, autour d’une table dans un centre commu­nautaire. Tu partages un repas avec des colons, Lily, ton aimée, à tes côtés. Vous riez fort entre deux bouchées.

Ariel Sharon, la tête à peine visible parmi les gardes du corps qui te séparent de la rage des fidèles à la Mosquée d’Al-Aqsa au Vieux Jérusalem.

Ariel Sharon à la Knesset, un doigt accusateur pointé sur un député de l’opposition.

Plus les années passent, plus ta taille s’épaissit. Elle prend les dimensions grotesques des gloutons dont le corps entier est devenu bouche. Ton ventre branle tout seul, dès que tu fais un pas ou que tu te lèves. Du coup, il ne reste que ça, cette chair mollasse qui balance par-dessus une ceinture ensevelie. Et ce qu’elle a dévoré, cette chair, de visages, de voix, d’histoires, de lieux, de temps, de terres, de maisons, d’avenirs, de souhaits, de cris, de rêves, de cauchemars, de jambes qui rampent sur le sol et de mains tendues vers le ciel. Ils meuvent sous ta peau. Désirs, faims, colères embourrées vite, vite, sans prendre le temps de les mâcher. Forment des creux, des bosses. Déforment ton ventre. Soudain, te voilà. Ariel Sharon, dans le gouffre de ton corps.

Toute une vie défile derrière la voix neutre de la journaliste annonçant la nouvelle :

Tel Aviv, 4 janvier 2006. Le premier ministre Ariel Sharon aurait sombré dans un coma profond. L’accident cérébral survient deux mois avant la tenue d’élections générales qui l’au-raient, estiment les sondeurs, reconduit au pouvoir, ainsi que le parti politique centriste Kadima qu’il vient de fonder.

Je souris. Ne m’en veux pas de sourire, c’est plus fort que moi. Je porte mon histoire et celle de tant d’autres femmes, Arik. Et si, comme toi, elles ont perdu leur corps, elles n’ont pas perdu la mémoire.

J’entends leurs voix comme j’entends la tienne. Celle que tu caches dans ce lieu insonorisé qu’est ton âme.

Je suis le feu qui leur brûle les entrailles.

Je suis l’amour, la mélancolie.

Je suis le silence.

Silence...

Les aveux. Chuchotés.

Les confidences. Tues.

Les souffrances traînent sur le plancher.

Je suis le cri !

La haine. L’amertume.

La satisfaction que suscite la nouvelle de ta chute.

Ça y est. Il a eu ce qu’il mérite !

Un sort plus terrible que la mort : une demi-mort, ou pire. Une demi-vie.

Arik, m’écoutes-tu ? Mes mots te glacent le sang ? Ne t’en-fuis pas. Couvre-toi de ma voix. Le tissu le plus rêche est le plus chaud aussi, tu le sais très bien, toi qui veillais des nuits entières sur le champ de ton père dans un manteau en laine.

Laisse-moi me rapprocher de toi, t’effleurer les paupières, les remplir de mes yeux. Les vois-tu, Arik ? Les cous, mentons, poitrines, bras des médecins, ambulanciers et infirmières qui te surplombent ? Ils poussent le lit vers la salle d’opération.

Flotte, Arik. Savoure la légèreté de la mort.

Tu n’es pas croyant, tu fais quand même une petite prière avant le décollage de l’avion. Par superstition, par habitude. Tu ne crois pas plus au dernier jugement qu’à la morale. Moi non plus. Ça t’étonne, une telle attitude venant d’un ange ? Athée, tu me prends malgré tout pour un ange. Non, Arik. Les anges ne se posent pas la question s’ils sont du côté du bien ou du mal. Ils ne naissent pas, ne vieillissent pas, ne meurent pas. Ils sont. Tout simplement.

Moi, j’ai déjà été jeune, belle, amoureuse d’un garçon qui avait le don des mots. Il me disait que le divin vivait dans mes yeux. Il était poète. J’étais son poème. Il m’écrivait pour que je ne grandisse pas, que je reste la fillette juive aux tresses dorées dont il pinçait les joues. C’est lui qui n’a pas vieilli. Et moi, malgré ses poèmes, mes tresses ont perdu leur éclat.

Dis mon nom, Arik. Tous les malheureux de cette terre chantent mon poème.

Non, je ne suis pas un ange. L’injustice gronde en moi, me serre le cou, me colle les pieds au sol. Mes ailes battent et rabattent l’air. Couvent le vent sous mes aisselles. Le vent pousse, pousse contre mes bras jusqu’à me briser les os et m’ar-racher les plumes. Durant ces instants, l’injustice est transpa­rente, omniprésente, invisible comme le souffle durant les jour­nées chaudes. Et comme le souffle durant les journées chaudes, l’injustice se promène de bouche-à-bouche. Glisse dans la gorge. Se fraie des chemins bleus et pourpres dans les veines, le long des bras, à travers les cuisses, aux coins des tempes. Entasse de petites rages dans le cœur. Le dévide de tout ce que lui reste d’innocence. Le déchire en mille morceaux. De sa déflagration jaillit un immense champignon noir. L’injustice se déploie alors dans toute sa splendeur !

Palpable.

Odorante.

Jouissive.

Libératrice.

Monstrueuse.

L’injustice flotte par-dessus la mort, se répand partout. J’ai envie de la tirer par les chevilles. La froisser. L’écraser dans ma main comme un vieux papier. La fourrer dans cette bouche immense, ton corps, et l’enfermer là-dedans avec les fantômes et toutes les vies avalées.

Je dis ton corps. La vérité est qu’il n’y a pas de frontières entre nous : toi, moi, les autres femmes. Tes fantômes sont les miens. Les leurs, les tiens. Elles ne savent plus où commence ton corps, où finissent les leurs. Et dans mon corps à moi, je vous porte tous.

Je suis. Mère. Amante. Amie. Ennemie. Bourreau. Victime. Martyre. Guerrière. Révoltée ! Je berce et repousse. Chuchote des contes de fées. Crache des vérités. Tu m’enterres sous des tas de secrets, puis tu t’agrippes à mes tresses pour sortir du puits.

Dis mon nom, tu me connais !

Je suis la femme qui vit en toi. Celle que tu aimes et qui t’aime. Celle qui t’arracherait les yeux, la langue, te couperait ces mains qui ont étranglé son enfant. Celle qui les frotterait pour te réchauffer et placerait ta paume d’ours sur son sein.

Je suis elles. Elles sont moi. Leurs cauchemars dégoulinent dans mes rêves. Leurs rêves dans tes cauchemars. Je ramasse rêves et cauchemars, les caresse, les cajole, les nourris.

Je suis la femme qui attend ta souffrance. Elle rejoue ta mort pour en savourer la violence. Elle attend ta mort, comme le retour de son enfant disparu, bien qu’elle le sait, c’est un mensonge. Le deuil, la colère, la renaissance. Des mensonges pour rester en vie.

Shh, mon amour, mon Arik. Non. Ne me rends pas mes yeux. Ne te prive pas de lumière, même si elle brûle. Tiens, voici mon cœur. Sens-moi. Erre parmi mes ombres. La lumière est néfaste seule comme ça, sans nuit. Elle ne peut exister pour elle-même.

Ma lumière est cette part de trop qu’il me faut tempérer. Ternir l’éclat par des gouttes de gris et de brun. Du clair-obscur pour aimer le demi-homme, demi-monstre. La machine broyeuse d’âmes rapiécées en un mur. Le père endeuillé, l’adolescent bagarreur, l’homme qui sait raconter des blagues. Entrer là où tu enfouis tes angoisses, ton rire, tes émerveillements. Saluer sans remords tes joies quand elles frappent à ma porte. Laisser frétiller tes rêves sans trahir les autres femmes.

M’en voudraient-elles si j’enlevais à chaque lettre de ton nom sa noirceur ? À chaque date de ton histoire, sa violence ? Si je t’enlevais la mort et te prêtais la vie ? M’en voudraient-elles si je me glissais là où elles t’ont vu nu ? Si je te débarrassais de toutes ces couches. Ta peau de guerrier, ton masque de politi­cien ? Ne reste que toi face à moi ? Que tu sois personne ? Que je sois personne ?

Soyons personne. Soyons ensemble sans visage. Perdons-nous dans ce long sommeil. Dévoilons tous nos visages.

Pose-moi la question : quel est ton nom ? Je nommerai toutes les femmes.

Pose-toi la question : qui suis-je ? Toutes les femmes te répondraient. Leur voix est ma voix. Ne sais-tu vraiment pas qui tu es ?

Ne pleure pas, Arik. Lève-toi sur mes jambes.

Revenons. Je t’accompagnerai.

Revenons au tout début.

Avant moi.

Avant toi.