Kuei, je te salue

Kuei Natasha,

Je te salue dans ta langue pour souligner à quel point la distance entre les peuples allochtones et autochtones demeure importante. Au fil des années, j’ai su dire bonjour en espagnol, italien, roumain, allemand, persan, arabe, hindi, japonais, chinois, lingala et swahili – même en latin de la Rome antique ! –, mais pas dans une seule des langues des peuples qui vivent en Amérique du Nord depuis des millénaires.

Cela n’est que le symptôme d’un problème qui est difficile à aborder, pour les Allochtones. Nous trouvons ça amusant de voyager en Amérique latine pour les vacances ou de discuter du multiculturalisme, mais nous sommes généralement ignorants de la réalité des Autochtones. Souvent même cette réalité nous terrifie. En construisant un mur d’ignorance entre nos peuples, nous avons fait naître une peur immense. Mais plus nous avons peur, moins nous nous connaissons, et cette peur croît comme un cancer. Nous devenons alors tellement préoccupés par la maladie que nous ne nous soucions plus que de nous-mêmes, et nous oublions la source du problème.

C’est pour cette raison que je t’écris. Nous sommes devenus amis à Sept-Îles, le printemps dernier, pendant le Salon du livre de la Côte-Nord, ta région natale. Tu t’y rendais pour confronter une écrivaine québécoise populaire qui avait, dans un blogue du Journal de Montréal, décrit la culture autochtone comme « mortifère » et « antiscientifique ».

Tu voulais seulement lui lire une lettre qui exprimait ton point de vue : lui dire combien ses mots étaient blessants, combien ils perpétuaient une image fausse et raciste contre laquelle ton peuple lutte depuis des siècles. Mais quand tu as essayé de lui parler, elle t’a coupé la parole et a pris son microphone pour parler plus fort que toi.

Je me suis dit qu’elle aurait dû te tendre le micro, même si elle n’était pas d’accord avec tes idées – surtout, il me semble, dans un espace comme un salon du livre, créé spécialement pour le partage intellectuel. Au contraire, elle s’est mise à te lire la définition d’un « Amérindien » contenue dans un livre qu’elle avait elle-même publié. Quelle ironie ! Quelle arrogance ! Comme tu étais arrivée sur place avec d’autres femmes autochtones, elle aurait pu en profiter pour ouvrir un dialogue avec vous et obtenir de l’information directement à la source, mais elle a préféré parler à ta place.

À ce moment, j’ai compris quelque chose. Nous, les Allochtones, sommes persuadés que nous avons toujours raison, que notre domination sur le monde est le signe de la justesse de nos pensées et de nos actions. Cette croyance est encodée dans notre culture, enracinée dans nos inconscients. Or, nous ne savons pas écouter. Nous condamnons au silence tous ceux et celles qui sont différents de nous, et nous parlons à leur place en faisant semblant de les entendre.

Je t’écris cette lettre pour ouvrir un dialogue entre nos peuples, et non pour culpabiliser les Allochtones de cette culture raciste. Aucun d’entre nous ne l’a inventée. Nous en avons hérité. Toutefois, nous sommes responsables de la comprendre et de la changer. Ce n’est pas facile, car nous avons de la difficulté à percevoir ce qui nous semble aller de soi. Nous vivons dans notre culture comme nous respirons l’air qui nous entoure ; nous la tenons pour acquise.

Peut-être est-ce plus facile pour toi de percevoir cette réa-lité, toi qui as vécu à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la culture des Allochtones. Alors, en t’écrivant, j’ai deux buts : que les lettres que nous allons rédiger au cours de cet échange épistolaire forment ultimement un livre plein d’honnêteté ainsi qu’un livre de questions : pour comprendre le vrai pro-blème, il faut raconter de vraies histoires et celles-ci nous feront parfois mal à tous les deux, car le racisme affecte ceux qui vivent de chaque côté de la barrière. En niant l’humanité complexe de l’autre personne, nous empêchons l’épanouissement de notre propre humanité : notre intelligence, notre compassion – et toutes les qualités qui font de nous des êtres humains. Ainsi, en réduisant une autre personne à une idée ou à une série de préjugés, nous réduisons notre capacité à vivre pleinement notre propre humanité. Ceux qui caricaturent les autres deviennent eux-mêmes des caricatures.

Surtout, il faut s’écouter. Il faut que les Allochtones apprennent à partager l’espace de la parole pour trouver un équilibre entre la leur et celle des Autochtones. J’aurai beaucoup de questions à te poser. Mais pour commencer, j’aimerais savoir comment tu as vécu l’histoire du Salon du livre.

Et, enfin, comment est-ce qu’on dit « à bientôt » dans la langue Innu?

Deni