Kuessipan

NOMADE

 

J’ai inventé des vies. L’homme au tambour ne m’a jamais parlé de lui. J’ai tissé d’après ses mains usées, d’après son dos courbé. Il marmon­nait une langue vieille, éloignée. J’ai prétendu tout connaître de lui. L’homme que j’ai inventé, je l’aimais. Et ces autres vies, je les ai embel­lies. Je voulais voir la beauté, je voulais la faire. Dénaturer les choses – je ne veux pas nommer ces choses – pour n’en voir que le tison qui brûle encore dans le cœur des premiers habitants. La fierté est un symbole, la douleur est le prix que je ne veux pas payer. Et pourtant, j’ai inventé. J’ai créé un monde faux. Une réserve reconstruite où les enfants jouent dehors, où les mères font des enfants pour les aimer, où on fait survivre la langue. J’aurais aimé que les choses soient plus faciles à dire, à conter, à mettre en page, sans rien espérer, juste être comprise. Mais qui veut lire des mots comme drogue, inceste, alcool, soli­tude, suicide, chèque en bois, viol ? J’ai mal et je n’ai encore rien dit. Je n’ai parlé de personne. Je n’ose pas.

 

*

 

Le brouillard. En voiture, le manque de visibilité oblige les conducteurs à ralentir. Parfois les cligno­tants des voitures sont en fonction. C’est pour s’aider, pour mieux s’orienter. La chaussée est humide. On n’ose pas de dépassement. La nuit, on voit mieux en gardant juste les basses allumées. Ça ne dure pas. Quelques minutes, une heure.

Il dit : Le brouillard du matin indique une journée ensoleillée, celui du soir, un lendemain pluvieux.

Ils ont accusé le brouillard. La brume habi­tuelle des soirs de mai. Le vent mouillé de la mer qui fait pousser les nuages gris sur la route qui relie Uashat et Mani-utenam. Ça devait être un brouillard épais, opaque, infranchissable. Ça devait être une nuit noire, obscure, sans lune. Les voitures devaient être absentes. Il devait être seul à garder la route, à s’orienter, à enfoncer l’air trempé. Les arbres, les poteaux devaient se cacher derrière cette épaisse grisaille. La peur, le manque d’expérience, la vitesse, la témérité, l’inconscience, comme voie de sortie.

J’ai toujours eu peur de conduire quand il fait brouillard.

 

*

 

J’aimerais que vous la connaissiez, la fille au ventre rond. Celle qui élèvera seule ses enfants. Qui criera après son copain qui l’aura trompée. Qui pleurera seule dans son salon, qui changera des couches toute sa vie. Qui cherchera à travailler à l’âge de trente ans, qui finira son secondaire à trente-cinq, qui commencera à vivre trop tard, qui mourra trop tôt, complètement épuisée et insatis­faite.

Bien sûr que j’ai menti, que j’ai mis un voile blanc sur ce qui est sale.

 

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Un accident de voiture. L’idée de perdre mon enfant. Les insultes face aux Innus. La mort. Les pères absents. Les coupes blanches dans le Nord. La misère de ma cousine et de ses deux enfants, mon incapacité à lui venir en aide. Les enfants maltraités. Les critiques de ma mère. Gabriel lorsqu’il ne rappelle pas. Les films trop beaux pour être vrais. L’oppression. L’injustice. La cruauté. La solitude. Les chansons d’amour. Les erreurs impardonnables. Les bébés qui ne naissent jamais.

 

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Ou : la peau grise d’un homme trop jeune pour la boîte en bois vernis aux tracés or, aux poignées or. Ses yeux dorment et sa bouche aux lèvres fines a l’inexpressivité d’un visage éteint. Les fleurs posées sur la boîte entourent la prière transcrite sur un morceau de bois – je ne suis jamais loin...

 

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Je déteste le visage des morts. Leurs traits sereins. Leurs yeux fermés. L’absurdité d’une peau froide maquillée de couleurs tristes, novembre lorsqu’il fait gris. Je hais les rides qu’ils n’ont plus, l’âme disparue, emportant avec elle toute l’existence d’un souffle. Je déteste les observer. La coutume me dit de les veiller. Je meurs, car ils sont laids, ces hommes au regard éteint.

Pourquoi ses yeux ne refléteront-ils jamais mon visage ? J’aimerais que sa bouche, éternelle­ment muette, me dise que je lui ressemble.