L'œil du maître

INTRODUCTION
MAÎTRES CHEZ NOUS ?

La formule du « maîtres chez nous », devenue proverbiale dans la vallée du Saint-Laurent, résume à elle seule la pensée politique québécoise dominant la deuxième moitié du 20e siècle, toutes allégeances confondues. Cet appel à l’action politique marque toute l’aspiration collective révolutionnaire tranquille d’avancer à rebours de la dépossession économique, politique, légale et culturelle des Canadiens français qui résulte de l’aventure impériale franco-britannique en Amérique. Le slogan est énoncé pour la première fois en 1962 dans le cadre d’une campagne électorale provinciale jugée historique. À partir de celle-ci, l’État québécois sera le fer de lance d’une stratégie de contrôle des ressources naturelles et de développement économique et social pour sa population très majoritairement francophone. Non seulement le Québec entrait par là dans la modernité, mais les Canadiens français devenaient un sujet politique à part entière, se saisissant, en tant que Québécois, de tous les outils de leur autodétermination.
Ce « maîtres chez nous », tout comme le projet avorté de souveraineté du Québec qui se met en place dans les années 1960 et 1970 et qui en constitue la continuité logique, est l’héritage (politique, mental) qui incombe à ma génération. Je suis née en 1974, j’ai vu le jour dans un hôpital public, mon père a établi sa famille avec le salaire gagné dans les grands chantiers de la baie James, j’ai été éduquée gratuitement par l’État de la prématernelle jusqu’au doctorat, et j’ai été un témoin direct des deux référendums « perdus » sur la question de la souveraineté du Québec, en 1980 et en 1995. Mes parents sont nés Canadiens français. Quant à moi, je suis née Québécoise, alors que la ferveur politique qui a nourri ce mouvement d’émancipation atteignait son acmé, et que la modernité façon québécoise rendait tous ses fruits.
L’idée-force du « maîtres chez nous » évoque à la fois un territoire national, le « chez nous », et le passage, affirmé de manière triomphante, d’un état de servitude à un état de maîtrise. Il faut tout de suite le souligner, parce que ça saute aux yeux : cette modalité de la liberté politique a été pensée dans un cadre national et ethnique. Il y avait dans ce récit un personnage collectif spécifique, avec des traits, des connivences, avec des haines propres. Un personnage-Léviathan sur la scène coloniale nord-franco. L’émancipation qu’ont nommée et jusqu’à un certain point réalisée la Révolution tranquille  et le projet de souveraineté du Québec s’est adressée spécifiquement aux descendants de l’ancien Canada français, dont je fais partie (bien que sans bénéficier du prestige attribué au genre masculin qui est typique de cet héritage).