La Bête à sa mère

PROLOGUE

 

Vous avez trouvé le cadavre. Vous devez disposer de toutes les preuves circonstancielles et médico-légales dont vous avez besoin. L’affaire est classée, vous avez déjà tiré vos conclusions.

Mais on ne peut arriver à sa conclusion avant de connaître l’histoire.

Voici ma version. Je me livre à cœur ouvert. Ça ne changera rien, peut-être. Peut-être tout, aussi. Si ça n’excuse pas mon geste, ça peut l’expliquer. L’essentiel est dans ce document. Vous y trouverez des circons­tances atténuantes ou aggravantes. Je prends le risque.

Vous pourrez croire que c’est romancé ou que je me donne le beau rôle. Dans mes souvenirs, dans ma tête, c’est ce qui est arrivé. C’est ma vérité et c’est la seule qui compte... Je vous laisse en juger.

Je vous jugerai aussi, en temps et lieu.

Je demande que ce document soit déposé en preuve et remis aux jurés. Je suis prêt à corroborer chaque paragraphe sous serment.

 

1

LA RÉSILIENCE

 

Ma mère se suicidait souvent. Elle a commencé toute jeune, en amatrice. Très vite, maman a su obtenir la reconnaissance des psychiatres et les égards réservés aux grands malades. Électrochocs, doses massives d’antidépresseurs, antipsychotiques, anxiolytiques et autres stabilisateurs de l’humeur ont rythmé les saisons qu’elle traversait avec peine. Pendant que je collection­nais des cartes de hockey, elle accumulait les diagnos­tics. Ma mère a contribué à l’avancement de la science psychiatrique tant elle s’est investie dans ses crises. Si ce n’était du souci de confidentialité, je crois que cer­tains centres universitaires porteraient son nom.

Ma mère était discrète et se suicidait en cachette, la plupart du temps. Contrairement à ce que pré­tendent les rapports officiels, je n’étais pas affecté par ses habitudes. Quand maman sortait la tête de ses enfers, c’était une femme merveilleuse. Les spécia­listes peuvent bien aller se pendre eux aussi, avec leurs pseudo-analyses de nos liens d’attachement.

La première fois que je l’ai trouvée, elle était nue et gémissait sur le carrelage de la salle de bain. J’avais quatre ans. Maman s’était extirpée de la bai­gnoire, où macérait un bouillon rougeâtre laissant deviner qu’elle s’y était charcutée. Les poignets, sur­tout. Elle m’avait réveillé en poussant de petits cris aigus mêlés de sanglots. Dès que j’ai osé glisser ma tête dans l’embrasure de la porte, elle m’a ordonné d’aller chercher Denise. J’ai figé. Je crois que c’est normal. La nudité de ma mère, le couteau à steak et le sang dans le bain dressaient un drôle de tableau. Ce n’était pas une scène familiale adéquate, comme on me le confirmerait plus tard. Ça faisait désordre. J’avais envie de ramasser et de ranger le couteau, au moins. Ma mère se couvrait le sexe maladroitement et voci­férait de plus belle. Va dire à Denise d’appeler l’ambulance, maudit sans-génie ! Lorsqu’elle commençait à utiliser mes surnoms, la claque n’était jamais loin. Vas-y, je t’ai dit !

Denise habitait l’étage du dessous. Le triplex étant mal insonorisé, je savais systématiquement à quel moment elle se réveillait. Sourde, elle écoutait la télé vision à plein volume. Je déjeunais régulièrement chez elle. Dans une armoire de la cuisine, une boîte de Cap’n Crunch m’était exclusivement destinée. Je me collais sur Denise dans le grand divan de cuirette brune toute craquelée et je grignotais mes céréales. Je tentais de suivre le fil des postes qu’elle changeait compulsivement. Elle arrêtait quelques secondes de plus à la chaîne de la météo. Ça me fascinait, car elle ne sortait jamais, se faisant même livrer son épicerie et mes précieuses céréales. Elle savait tout de même, toujours, le temps qu’il faisait. On sait jamais, ti-gars, on sait jamais rien. C’était une sage, Denise.

Qu’est-ce que t’attends, que j’y aille moi-même ? Déniaise ! Maman avait réussi à se relever et à se cacher le bas du corps en se recroquevillant entre le bain et la cuvette de la toilette. Je me suis dit qu’elle se donnait bien du mal pour cacher un peu de poil. Je n’avais encore que la tête d’impliquée dans la situa­tion. J’hésitais entre me jeter dans les bras de ma mère, l’aider à ramasser son dégât ou obéir et aller quérir l’aide de Denise. Vas-y, câlisse ! Je me suis précipité chez la voisine.

Denise me demandait de lui masser les pieds à cha­cune de mes visites. C’était tout sec et il y avait des bosses blanches et rugueuses, mais je me prêtais au jeu. C’était ma part de sacrifice dans notre relation sym­biotique. Je la chatouillais parfois et on riait tous les deux. Malgré les cinquante-quatre années qui nous séparaient, je n’ai jamais eu de meilleure amie. C’est la seule femme à m’avoir dit que j’étais beau. Je suis beau. Je le sais, mais on me le dit peu car j’impressionne les femmes. Denise, elle, avait su m’apprivoiser. Elle m’aimait, mais elle n’était pas nombreuse.

Dans l’empressement, je n’avais pas mis mes bottes et les escaliers de fer me mordaient les pieds. Il faut dire que c’était un mois de novembre particulièrement froid. Sa porte n’était jamais verrouillée. Sans même penser à frapper, je me suis engouffré dans la maison en appelant Denise. N’obtenant pas de réponse, j’ai foncé directement vers sa chambre et j’ai poussé la porte entrebâillée. La terreur m’a paralysé. Les trau­matismes s’empilaient.

Assise sur le coin du lit, dans la lumière de la lune filtrant entre les persiennes, son regard ahuri planté dans le mien, Denise tenait ses cheveux dans ses mains. Loin de sa tête. Ne lui restaient que quelques touffes de poils éparses sur le crâne. Sa chevelure s’était dis­sociée. Son scalp serré entre ses doigts, elle m’a dévi­sagé et a marmonné mes cheveux. Elle a voulu les reloger sur sa tête, mais il était déjà trop tard. Cette image a marqué mon cerveau au fer rouge. Plus que le corps de ma mère sur le plancher de la salle de bain, d’ailleurs.

Denise a appelé les secours. Je n’osais plus la regarder. Je me suis gavé de Cap’n Crunch jusqu’à la nausée, attendant que ma mère parte en ambulance et qu’on m’emmène dormir au centre d’accueil. J’étais reconnaissant, tétanisé à l’idée de dormir chez Denise. Si la femme chauve était bien Denise. Je n’étais plus sûr de rien.

J’ai souvent revu ma mère se suicider, selon les changements de médication et de conjoints, mais je n’ai jamais revu Denise. J’en conserve un bon sou­venir, un sentiment de sécurité mêlé de frayeur. Depuis, les Cap’n Crunch goûtent la nostalgie et j’ai une phobie des perruques.

Je connais bien le Québec. J’ai déménagé plus sou­vent qu’à mon tour et mon tour venait souvent. Tous mes souvenirs d’enfance sont liés à des noms de villes, eux-mêmes associés aux drames ayant ponctué ma jeunesse. Shawinigan, ce sont les intoxications aux médicaments et les bruits de régurgitation. Trois-Rivières-Ouest, la volée que René le tatoué avait infligée à ma mère dans l’entrée de l’immeuble. Sainte-Foy, la surdose de Xanax et la balade en ambulance. Donnacona, les coups de Mario en pleine rue, et fina­lement Québec, où a eu lieu la fameuse pendaison. La barre du rideau de douche a lâché dans un fracas mêlé aux blasphèmes de ma mère.

Les secours ne se déplaçaient pas à chaque suicide. Cette fois-là, par contre, le propriétaire de l’immeuble, qui habitait au-dessous de nous, a débarqué en furie. Déjà qu’il nous considérait, à tort, comme des para­sites bruyants, le vacarme qu’ont produit le corps et la barre de métal dans le fond du bain l’a alarmé. Il a surgi sans même cogner et a découvert ma mère se débattant avec sa ceinture de robe de chambre autour du cou et la barre du rideau de douche de travers entre les jambes. Comme moi, quelques années plus tôt, dans une autre salle de bain, il a figé. Comme quoi il n’y a pas d’âge ; ça impressionne.

J’imagine qu’elle a persévéré, mais c’est la der­nière fois que je l’ai vue attenter à ses jours. On nous a définitivement séparés. Pour ma sécurité et son équilibre. Cela m’a paru aussi logique que d’interdire la neige en hiver ou la sloche au printemps. Je savais bien, moi, qu’elle ne mourrait jamais et qu’il n’y avait que ses berceuses pour m’apaiser. On était une famille spéciale, mais une famille quand même. On avait besoin l’un de l’autre. On n’a pas déménagé à temps. Les services sociaux nous ont eus, comme elle disait. J’aurais tout donné pour retrouver ma mère, mais les enfants de sept ans ne siègent pas aux tables multi disciplinaires des services de protection de la jeunesse.

Ils ont refusé de me dire où ils la séquestraient. J’ai réussi à voler mon dossier, une fois, mais ils l’ont repris avant que j’aie le temps de le consulter. Une seule intervenante s’est échappée, une nuit que je réveillais tout le centre d’accueil, pris d’une millième crise. Ta mère s’est cachée au fond de l’Estrie. Pour rien. Elle a eu un autre enfant, mais on lui a pris dès la nais­sance. Tu la reverras pas. Dors !

Elle a dû se suicider fort après ça. Elle aime telle­ment les enfants.