La course de Rose

PROLOGUE

Dahlia Ingram devait mesurer deux mètres, et chaque centimètre de ses longues jambes, qui arrivaient à la hauteur des biceps de Rose Okanese, était enserré par le tissu extensible d’un pantalon de sport argenté à l’air futuriste, conçu pour mettre en valeur les arrondis et les courbes – ce dont Dahlia était néanmoins totalement dépourvue. C’était une créature de muscles et d’os, couronnée d’une tignasse de boucles blondes. La nature avait créé Dahlia dans un but unique: la faire courir sur de longues distances, à grande vitesse et avec une grâce nonchalante. C’était elle, et personne d’autre, que la vie avait choisi de mettre à côté de Rose Okanese, sur la ligne de départ du marathon annuel de Pesakestew.

Cette année, Dahlia avait déjà pris part à trois marathons, trois demi-marathons et quatre dix kilomètres. Et on était à peine en juin. C’était la deuxième course de Rose, la deuxième de sa vie entière. (Bon, la cinquième, si on inclut les courses auxquelles elle avait participé à l’école primaire. Elle ne s’était pas trop mal débrouillée à l’époque: jamais dernière, toujours avant-dernière ou avant-avant-dernière – ça dépendait de la présence des jumeaux Bower, des asthmatiques notoires.) Elle n’avait jamais vécu ce moment clé d’une bonne performance athlétique, lorsqu’on se fait prendre à l’écart et qu’un coach comme celui dans Rocky nous pose une main sur l’épaule en disant : « T’as du talent, ma p’tite. Mais pour l’instant, t’es encore une bonne à rien. »

Les arrondis et les courbes de Rose avaient été déversés dans une camisole orange et un cuissard en spandex noir. Le cuissard avait coûté 19,99 $ chez Walmart, un achat impulsif, fortement encouragé par Sarah, sa fille de seize ans, qui avait ajouté :

— Y a aucune loi qui dit que t’es obligée d’être la personne la plus mal habillée de la compétition.

Rose croisait et décroisait les jambes, un mouvement machinal visant à attirer l’attention sur autre chose que la grosseur de ses cuisses.

La meilleure chose à faire pour avoir l’air plus mince aurait sans doute été de s’éloigner de l’espèce de réglisse humaine qui se tenait à côté d’elle. Mais l’idée même de se retrouver seule à l’écart l’effrayait davantage que d’avoir l’air d’une taille plus.

— Je suis pas mal nerveuse, a-t-elle laissé échapper.

Dahlia a continué de s’étirer le quadriceps, sa longue jambe pliée en deux. Elle ressemblait à un flamant blond.

— Je gage que t’es jamais nerveuse, toi, hein? a continué Rose, comme c’était son habitude lorsqu’elle constatait qu’aucune réponse ne venait. C’est comme une promenade au parc pour toi, j’imagine? Comme marcher de ta chambre jusqu’à la cuisine ? Je gage que tu vas aller courir pour le plaisir cet après-midi, hein ? Ça va te prendre combien de temps, cette course-là, d’ailleurs ? Trois heures ? Deux heures et demie ? Six ?

Rose s’en est voulu de ne pas avoir fait quelques recherches avant la course. Elle aurait pu ouvrir Google et taper quelque chose du genre : « Combien de temps pour terminer un marathon quand on n’est pas en forme ? »

Dahlia a posé les yeux sur Rose comme si elle venait juste de remarquer sa présence. Ses yeux de Suédoise, plissés en permanence à cause du vent, ont glissé sur le visage rond de Rose, qui rougissait déjà, ont longé la légère protubérance de son ventre, ont contourné ses genoux cagneux et se sont arrêtés sur ses espadrilles Saucony mauves et blancs.

— Belles chaussures, a dit Dahlia.
Sourire radieux de Rose.
— Je les ai eues en cadeau. De mes enfants. Comme prévenue par un signal, Callie a crié : — Maman ! As-tu mangé ?

Rose a levé les yeux et a aperçu sa cadette, âgée de huit ans, qui lui tendait une barbe à papa depuis le bas-côté de la route, derrière la barrière invisible qui séparait les coureurs des gens qui s’étaient déplacés pour venir les voir et leur expliquer, entre deux bouffées de cigarette, pourquoi la course de fond était nocive pour la santé.

— Ça va, chérie ! a lancé Rose en retour avant de se retourner vers Dahlia. C’est ma fille Callie. As-tu des enfants ?