La fin de ma faim

Chapitre un

La nuit, je ne m’endormais pas. Je rêvais les yeux ouverts. Je fixais le plafond en m’inventant des étoiles. Je ressassais le passé et façonnais l’avenir. J’imaginais des mélodies, me questionnais, changeais le monde et déclamais ma poésie dans le silence de mes pensées. Les gens me considéraient sans doute comme une personne « normale », moi la première. Le matin, je mangeais des toasts au beurre d’arachide ; durant mes règles, je faisais chier l’univers entier ; je perdais beaucoup trop de temps sur Facebook ; et je consacrais des journées complètes à la lutte contre le sommeil, sur une chaise en bois, pendant qu’un adulte sérieux tentait de prouver à trente jeunes désintéressés l’importance de trouver la longueur de la diagonale de la plate-bande de monsieur Langevin.

Chaque jour, pendant une heure et quart, l’État québécois nous accordait un moment de répit pour nourrir nos corps affamés d’aliments trop cuits de la cafétéria ou de sandwichs toujours pareils. En ce qui me concerne, j’optais la plupart du temps pour une tortilla à la tartinade de tofu. Il ne s’agissait évidemment pas de haute gastronomie, mais la tartinade de tofu, malgré son goût quelconque et sa texture plutôt douteuse, avait le mérite d’être potable. Je profitais généralement de la période de repos que représentait le dîner pour me divertir avec mes amis ou avancer mes devoirs, comme l’aurait fait une personne normale, parce qu’aux dernières nouvelles, je le rappelle, j’étais certaine d’en être une.

Étant donné mon étonnante résilience, j’étais parvenue à survivre cinq ans dans la vaste étendue de beige qui me servait de lieu d’éducation et, en ce 21 juin 2014, on s’apprêtait à souligner ma persévérance. Amen. Devant l’aréna Iamgold de Rouyn-Noranda était massée une foule de froufrous et de diamants en plastique. Le ciel était d’un bleu qui donnait mal aux yeux mais, au loin, les cheminées de la fonderie brouillaient cette apparente perfection en y crachant quelques nuages. Mes amis sont arrivés les uns après les autres, nous nous sommes salués et avons proclamé : « Enfin, c’est fini, la vie sera sans doute plus belle à partir de maintenant. » Je portais une robe noire à pois rouges, acquise pour moins de cent dollars. Mon frère s’était chargé de me maquiller et de me coiffer. J’avais voulu dépenser le moins possible parce que, sérieusement, la remise des diplômes, le bal, tout ça, je trouvais ça complètement débile. Gaspiller des centaines de dollars pour des vêtements qu’on ne porterait plus jamais, desquels tout le monde rirait dans cinq ans et qui seraient tachés de sueur et de bière avant minuit, tout ça parce que, théoriquement, on avait appris à accorder nos participes passés comme du monde ? Absurde.

À l’intérieur de l’aréna, spécialement aménagé pour l’occasion, on nous a savamment placés en ordre alphabétique. Puis, lorsque la musique de cérémonie a envahi les lieux, nous avons défilé un à un sur la scène. Pendant les trois heures et demie qui ont suivi, chacun de nous est allé chercher un diplôme symbolique, saisissant l’occasion d’exhiber une fois de plus son extravagante tenue. Pour couronner le tout, des élèves ont présenté une chanson. La fille qui chantait s’est trompée dans les paroles. Elle a cru que sa vie prendrait fin à ce moment exact, toutefois sa vie s’est poursuivie et la chanson aussi. Alors elle a continué comme si de rien n’était, mais, après, elle a pleuré. Elle a pleuré parce qu’elle avait fait de sa prestation un échec. Et cette fille-là craignait les échecs comme les bambins craignent les monstres sous leur lit. Je le sais, je la connais beaucoup trop bien.

Une fois l’événement achevé, tout le monde s’est précipité au Parc botanique à Fleur d’eau pour prendre les photos qui immortaliseraient ce moment magique. Des centaines de personnes se marchaient sur les pieds ou écrasaient les plates-bandes innocentes condamnées à constituer le décor de cette lubie mondaine. Chacun se retrouvait inévitablement dans la photo de l’autre. Clic. Clic. Sourire. Clic. Ayoye, mal aux pieds. Clic. Clic. J’étais magnifique sur ces photos. Ma mère et ma tante l’avaient affirmé :

— Tu es tellement belle, Gabi. Et tu es vraiment moins maigre qu’avant, ça te fait beaucoup mieux.

— Hi hi, oui, c’est vrai, avais-je répondu.

Mais, dans ma tête, ça hurlait : Fuck fuck fuck ! Toute ma vie, j’avais été une longue ligne droite et bien plate. Cette situation me satisfaisait amplement, puisque je n’avais rien de spécial, moi. Pas de grands yeux d’un bleu perçant, pas de cheveux doux et épais d’une couleur hors du commun, pas d’attributs féminins remarquables, rien de tout ça. Sauf qu’au moins j’étais mince, et ça, personne ne me l’enlèverait. Il n’était pas question que ma ligne vire sur elle-même, qu’elle devienne un cercle, voire une boule, s’alimentant chaque jour de deux trios Big Mac extra frites accompagnés d’un Coke Diète pour calmer sa conscience.