La sagesse de l'ours

Racines

 

Au sujet de son travail d’artiste, Claudio Parmiggiani parle d’« une seule image [...], une image absolue qui a illu­miné toutes les œuvres futures. [...] Les œuvres suivantes [seraient] toutes nées de cette lumière, et elles [ne seraient] que la vaine tentative [...] d’éclaircir l’énigme que recelait cette image primitive. [...] Ce que, avec le temps, on appelle ensuite le style n’est rien d’autre que cela ; la damnation et l’insistance de cet effort répété' ». Le désir d’interroger une telle image primitive est à l’origine de ce livre. L’énigme qu’elle me posait depuis des années et qui refaisait surface m’a jetée en quelque sorte sur les traces de la mémoire.

Quelle est cette image absolue qui informerait mes écrits et leur ferait prendre corps et voix ? Les rives du Saguenay ? Les monts Valin si souvent observés depuis la fenêtre de ma chambre ? Le champ derrière la maison familiale, marquant la frontière entre la ville et la campagne, où j’allais, seule le plus souvent, marcher, méditer, dire des poèmes, invoquer l’esprit des arbres ? Afin de répondre à ces questions, il m’a fallu retourner à mes paysages fondateurs, séjourner dans ces lieux où j’ai vécu des instants de parfaite harmonie, baignée dans une intense spiritualité, des états proches de ce que les Romantiques allemands appelaient Stimmung, et qui ont constitué le creuset de mon imaginaire.

Georges Didi-Huberman parle du premier atelier de l’artiste comme d’un lieu de subversion. Selon l’étymologie :

un lieu de retournement, de renversement. Il s’agissait peut-être donc de renverser le temps. Mais le temps, pas facile à infléchir et souvent porteur d’ironie, m’a rapidement déjouée. C’est qu’entre le début et la fin de ce projet, des années se sont écoulées. Le temps se déployant sur deux plans oppo­sés, et bientôt trois, et la réflexion s’inscrivant dans la durée, l’écriture a pris un tour imprévu, que j’ai accepté de suivre, curieuse de ce qu’elle allait m’amener à découvrir, au risque de me répéter ou de me contredire parfois, car la pensée essayiste souvent chemine de manière errante, se perd puis se retrouve, s’oublie puis se souvient. Mais cette avancée me paraît fidèle à la nature de l’interrogation qu’elle poursuit.

Atelier, donc, et image, ou encore lieux et paysages : autant de pistes à emprunter pour suivre la trace du fauve qui jadis m’a foudroyée. « L’image serait à penser comme une cendre vivante », suggère Didi-Huberman. Raviver la cendre, retourner les tisons dormants en vue d’en ranimer la chaleur implique toutefois sa part de violence. « Le pou­voir de l’air (son coloris, sa poussière, sa diaphanéité) ne va jamais sans l’événement (rai, tache, blessure) qui le déchire. Le pouvoir du temps (sa patience, son attente, son désir) ne va jamais sans l’événement (scansion, coup, chute) qui le déchire. » Peut-être cette irruption dans mon propre passé, cette occurrence de mon corps dans des paysages ignorants de lui depuis si longtemps était-elle la violence nécessaire afin de resituer le cadre de l’image, les frontières de mon atelier premier. Quoi qu’il en soit, en nourrissant mon écri­ture de ces lieux qui m’ont vue naître et grandir, j’ai fait un acte de foi. Et pour explorer les méandres de la mémoire et sonder la profondeur des territoires que nous avons en partage, je m’en suis remise à la sagesse de l’ours.

 

Séjour 1

 

Le chalet où je séjourne est situé sur une ancienne terre de cultivateur qui a appartenu à mon oncle ; elle appartient désormais à ses fils. L’ancienne maison de ferme n’en fait plus partie. Elle a depuis longtemps été vendue avec un petit bout de terrain. Les anciens bâtiments de ferme et la clôture qui bordaient l’aire de pâturage ont disparu. Il n’y a plus de grange, plus de champ cultivable. Hormis la maison, dont l’architecture, l’orientation et la boîte aux lettres me sont familières, je ne reconnais rien. Là où je me postais jadis pour observer les vaches et humer le parfum des fleurs sau­vages, maintenant s’élèvent des rangées d’arbres bien sages et bien droits. Ces sapins, pins et épinettes, plantés par mes cousins – entrepreneurs forestiers –, sont destinés à être transformés en 2 X 4.

La lumière de ce milieu d’après-midi me paraît étrange. La terre commence à geler. Le sol est couvert de bouquets de filaments de glace qui craquent sous les semelles. On dirait des cheveux d’ange. Ce curieux phénomène porte le nom seyant de « pipecrak ». Sous la violence du gel, la terre sablonneuse se resserre, se tasse sur elle-même comme pour se réchauffer, et l’eau qu’elle repousse vers le ciel forme de minuscules colonnades de cristal. Autant de chutes à l’envers, qui semblent avoir stoppé le temps. Composée principalement de conifères, la forêt garde sa densité. Seuls quelques bouleaux déchirent le vert de leurs bras esseulés.

De même le font les cris de rares oiseaux installés pour l’hiver, dans lesquels il me plaît d’entendre un signe de bien­venue. Un tamia, surpris derrière le hangar à bois, fait ses dernières provisions. Je me laisse pénétrer par la solitude du vent glissant jusqu’à la tête du lac où les vagues murmurent. En me rendant au bord de l’eau, je passe près de ce qui fut le jardin de mon père, curieuse de voir ce qu’il en reste. Un fantôme. C’était son jardin de retraite, aménagé à proximité du chalet, quelques années seulement avant sa mort. Il en a à peine profité. Pourtant, c’est durant ces années qu’il a semblé le plus heureux.

Je me trouve ici pour la première fois en cette période de l’année. Quand j’étais enfant, nous y venions surtout l’été. Je ne me suis jamais vraiment identifiée à cette terre, à ses environs – ce n’était pas chez moi. Et lorsque mes parents, à l’invitation de ma tante et de mes cousins, y ont construit leur petit chalet, j’avais quitté la région. Cependant j’y suis très attachée, et je garde un vif souvenir des séjours que nous y faisions en famille. Mais ce sont les images de la ferme et non celles du bois qui se sont imprégnées en moi. Les champs à perte de vue, l’odeur du foin coupé, celle de l’étable qui embaumait aussi la maison, le meuglement des vaches, les cochonnets naissants qu’on emmaillotait et qu’on mettait dans le four pour les réchauffer et les protéger de leur mère qui menaçait de les écraser, les cris du cochon qu’on égorge, le goût du lait encore chaud qui me donnait la nausée. Et puis la chaleur enveloppante de ma tante, sa force, son rire contagieux, et les tartines de pain de ménage au beurre frais qu’elle me donnait en secret et dont je raffo­lais. Un jour, en toute complicité, elle m’avait même donné un chaton que j’avais ramené à la maison à l’insu de mes parents (comment avais-je réussi à le dissimuler durant tout le chemin du retour à Chicoutimi, je me le demande !). Je l’avais caché dans la cave, espérant qu’au bout de quelques jours, devant le fait accompli, ma mère me permettrait de le garder. Mais lorsqu’elle avait découvert le pot aux roses, elle avait chargé mon père d’aller perdre le chat.

Je marche vers la maison, sur un chemin que j’emprunte rarement. Tout baigne dans le calme de l’entre-saison. Sur les sentiers qui traversent la terre, on tombe tôt ou tard sur des incongruités. Ici une carcasse de voiture abandonnée, là un tracteur à moitié enseveli dans le sol. Rien qu’autour de moi, je compte un minibus scolaire, les signaux d’arrêt encore ouverts (on peut imaginer les écoliers qui des­cendent), un camion de boulanger déglingué, du revête­ment de mur en aluminium, des pneus empilés, des bidons de lait, des seaux en plastique, des boîtes de métal, des bouts d’échelles, une cuve de laveuse ayant servi de foyer, des gants, une gratte, un tapis. Tout ça dispersé sur le cran, cimetière improvisé pour ces vies rabougries, mal finies, rouillées avant la lettre. Les dents rouges d’un instrument agricole dont je ne connais ni le nom ni l’usage donnent au paysage des allures de destin fauché. Ça donne le cafard, ces anciennes vies qui reposent, et cependant c’est presque la signature du lieu, de ses habitants. Le décalage est immense entre l’idée toute romantique que je me suis longtemps faite de la nature et ce triste spectacle. Cette blessure infligée au paysage fait mal à l’enfant sans qu’elle sache trop pourquoi. La laideur réveille une vieille angoisse, qui se mue peu à peu en inquiétude : celle ressentie jadis devant la colère et la violence toujours imminentes de l’oncle alcoolique.

Soudain l’immensité vertigineuse de cette solitude me saisit. Que suis-je venue faire ici ? Qu’est-ce que je cherche au juste ? Peut-être vaudrait-il mieux m’arrêter de chercher ? Peut-être me faut-il simplement être présente, respirer, me laisser prendre par ce lieu qui ne m’appartient plus, pour qu’ait lieu la rencontre ? Ce n’est pas l’enfant que je cherche ; ce sont les lieux qui l’ont bercée.

*

J’ai dû charroyer plusieurs seaux d’eau du lac jusqu’au cha­let, car l’eau courante ne s’y rend plus en cette saison, puis un lourd contenant d’eau potable, et enfin du bois. En cela tient l’essentiel de l’existence humaine : manger, boire, se chauffer. Cela qu’on s’empresse d’oublier en ville. Il est 16 h 30 et il fait presque complètement nuit. On distingue encore des ombres, le relief des collines et le bord du lac, mais ce n’est plus le jour.

*

L’absence met le lieu en mouvement, affirme Didi-Huberman : « Entendons que la dimension temporelle où l’œuvre se tient est à disjoindre soigneusement du “sens” – orienté – de l’histoire. Et que la mémoire en jeu est à disjoindre soi­gneusement du “passé” comme catégorie historique. » Il s’agit d’un « temps sans temps » qui échappe aux concepts de modernité et de postmodernité. Cette mémoire est mar­quée du sceau de la spirale : elle sait que la répétition est une différence, que le sens s’inscrit sur un horizon déjà habité, fût-il parfaitement sauvage, que je ne suis jamais complète­ment vierge, que j’ai toujours déjà été présente dans un lieu où il me semble pourtant me trouver pour la première fois. Selon Gilles Deleuze,

puisque le passé ne se constitue pas après le présent qu’il a été, mais en même temps, il faut que le temps se dédouble à chaque instant en présent et passé qui dif­fèrent l’un de l’autre en nature, ou, ce qui revient au même, dédouble la présent en deux directions hétéro­gènes, dont l’une s’élance vers l’avenir et l’autre tombe dans le passé. Il faut que le temps se scinde en deux jets symétriques dont l’un fait passer tout le présent et dont l’autre conserve tout le passé. Le temps consiste dans cette scission.

 

C’est dans cette faille entre le passé revécu au présent et le présent qui se constitue en passé que loge mon corps en ce moment. Ni gouffre ni impasse, elle est mouvance et ten­sion, espace de relation. La réminiscence, c’est la réponse du présent au passé lorsque les deux entrent en dialogue dans un lieu, un paysage partagés. Je crois – en même temps je me demande si cela est bien réel – qu’un tel dialogue ouvre l’espace et du même souffle le passé à des voix diverses, étrangères, jusque-là ignorées. Au fond, ce que j’attends de mon passé, ce n’est pas tant ce qu’il peut me révéler sur moi-même que ce qu’il porte en lui d’altérité, une altérité radicale, irréductible, contre laquelle je résistais, à laquelle je restais sourde étant plus jeune, tout habitée que j’étais par le souci de me donner une identité. C’est ainsi, seulement, peut-être, que les lieux de mémoire s’ouvrent à la mémoire des lieux.

Le concert qu’appelle la mémoire en résonance avec les paysages observerait une dynamique semblable à celle du temps. Une sorte de relance entre silence et voix qui en ferait une symphonie ouverte. Faire silence : « faire de l’image l’équivalent visuel d’une “question qui veut demeu­rer telle”. Une parole seulement soufflée – entre explosion et soupir –, une pulsation du sens6. » Le sens pulsant, ballotté entre silence et voix, le corps en question creusant le pay­sage de son souffle. Lorsque je construis un paysage, mon corps en fait-il partie ?

*

On part sur les traces de son passé, on essaie d’activer sa mémoire, et ce qu’on arrive à éprouver, à mesurer le mieux, c’est l’oubli. Et si l’oubli était le silence précurseur de la voix vibrant à l’unisson avec le lieu redécouvert ?

Hier, j’ai été saisie par la proximité entre une nouvelle écrite ici même il y a de cela neuf ans, et ce que je viens y chercher maintenant. Effet troublant. J’avais oublié jusqu’à l’existence de ce texte. Et maintenant je me demande si je ne vais pas plutôt retravailler cette nouvelle, si mon séjour ne devrait pas faire l’objet de nouvelles plutôt que de poèmes. La prose de fiction serait-elle mieux à même de recueillir l’essentiel de cette expérience, de ce questionnement, ou suis-je en train de résister au travail des images?