La solitude de l’écrivain de fond

Paru en 1985, alors que son auteur avait soixante-dix-neuf ans, A Cloak of Light raconte les vingt premières années de la carrière littéraire de Wright Morris, depuis la publication en 1942 de son premier roman, My Uncle Dudley, jusqu’à l’écriture, à Venise, de son onzième, Ceremony in Lone Tree, au début des années soixante. Ainsi, c’est presque vingt ans plus tard, et après autant de romans publiés, que l’écrivain se remémore le sentiment contradictoire qui l’habitait à l’époque : tout en ignorant les motivations exactes de l’écriture, il prend conscience du caractère irrationnel de son entreprise créatrice, qui, marquée par un désir de s’exprimer, repose semble-t-il sur un échange qui refuse d’avoir lieu.
À la deux cent cinquante et unième page de ce troisième volume de son autobiographie, Wright Morris écrit ceci :
Depuis 1942 j’avais publié dix romans, deux livres de phototextes et un volume de critique littéraire. Qu’est-ce qui me faisait continuer – en l’absence de lecteurs et, jusqu’au printemps dernier, en l’absence d’argent? M’étais-je transformé en cette créature trouvant à la fois nourriture et plaisir dans l’acte d’écrire? Était-ce par l’écriture que je créais du sens à partir du non-sens se déroulant derrière la fenêtre de mon bureau, tout en amenuisant perceptiblement le désespoir silencieux si commun à ceux qui ne sont pas écrivains? J’acceptais l’appel de ma vocation comme une forme d’existence nécessaire à ma nature propre, ne requérant pas plus de justification ou de persuasion que les fleurs dans les boisés, ou les feuilles dans les arbres. Faire ce que je faisais n’était pas facile, mais cela me venait facilement. Cesser de le faire semblait un acte contre nature, destructeur. En mai 1958, je compris que j’étais un de ceux-là, ceux qui sont déterminés à persister dans cette folie.
Écrit par un vieil homme dans l’ombre de sa sagesse, faite d’images mémorielles et de réminiscences fictionnalisées, ce passage me touche parce qu’il interroge, fondamentalement, le besoin d’écrire, au-delà de l’impulsion initiale : celle d’un dire absolu qui ne serait lié en rien à une tentative de communication. Concrétisée ici par l’absence des lecteurs réels, la question est lancée par un Wright Morris dédoublé, le premier narrant avec pudeur sa contribution à la vie littéraire en la revisitant, le second éprouvant en direct la déception (somme toute sereine) de ne pas être le prochain Hemingway, ni le prochain Faulkner, ni même l’héritier de Willa Cather, à qui les plaines du Nebraska appartiennent encore aujourd’hui dans les histoires littéraires. Malgré le talent, malgré l’inventivité, malgré ce National Book Award enfin obtenu pour Field of Vision, en 1956, les lecteurs ne se sont jamais manifestés (jamais au point d’assurer à son œuvre une vie après sa mort, une postérité, aussi méritée fût-elle). Morris s’étonne d’avoir été un de ces fous qui ont persisté à écrire, contre toute logique.
Dans un tel passage, qui décrit un rite initiatique jamais complété, l’écriture s’impose comme geste d’une grande vitalité, mais aussi comme acte accompli dans un vide indéniable : la « récompense » attendue, quelle qu’elle soit, diffuse et concrète en même temps, arrivera-t-elle? Au bout du compte, on ne sera peut-être le grand écrivain de personne.