Le baiser de Nanabush

Hé, vous voulez que je vous raconte une bonne histoire ? Il paraît qu’elle est vraie. C’est une histoire assez longue, qui va un peu comme suit...

Dans une réserve située plus près de chez vous que vous le pensez, mais un peu trop loin pour que vous y alliez à pied, vivait un jeune garçon ojibwé. L’histoire qui suit n’est pas la sienne, mais il y joue un rôle.

Comme tous les contes dignes de ce nom, cette histoire se déroule il y a fort longtemps, mais pas si longtemps qu’on l’aurait oubliée.

Le lac était agité de nombreuses éclaboussures. Quel manque de considération, ce comportement carrément hostile! Les ménés n’étaient pas contents. Pas plus que la perche, le sébaste et, surtout, le crapet-soleil solitaire, auquel les eaux avoisinant les deux cèdres submergés servaient d’habitat. Les autres poissons pouvaient certes passer leur chemin, mais pas le 

crapet-soleil, pour qui c’était une véritable atteinte à sa vie privée. Des créatures venues d’au-delà de la surface avaient créé des remous tout l’après-midi. Et les crapets-soleil détestent les remous. Dans la vie d’un crapet-soleil, c’était contreproductif.

Pour une raison ou une autre, ces êtres énormes, grossiers et dépourvus d’écailles qui nageaient dans l’air avaient pris ses arbres, à moitié submergés, pour tremplin, créant autour de lui un nuage de vase en suspension. Les autres poissons avaient fui en quête de recoins plus calmes où contempler l’éternelle question aquatique, à savoir si le lac était à moitié plein ou à moitié vide. Mais le crapet-soleil, lui, avait ses quartiers ici même et observait de loin ces créatures éclabousser et plonger comme si l’endroit leur appartenait. Il n’y pouvait rien. Il était crapet, eux étaient humains. Et, des fois, les humains mangent les crapets. Dur de porter plainte quand il y a un tel rapport de forces.

Du reste, l’homme avait un je-ne-sais-quoi de familier. Le crapet-soleil était persuadé qu’il l’avait déjà croisé, mais il n’aurait pas su dire où.

La femme, qui devait avoir quinze ans tout au plus, se mouvait nue dans l’eau. L’homme, un tantinet plus vieux et tout aussi nu, la regardait faire en se demandant qui avait bien pu être à l’origine de cette créature. Certaines cultures croyaient que le Créateur avait fait l’homme à Son image – mais la langue anishinabe s’attarde peu sur les questions de genre. Si le Créateur avait conçu cette femme à Son image, c’est qu’elle était une svelte et ravissante Anishinabe d’un mètre soixante-dix. Le décor tacheté de soleil couchant, le parfum de pin et de cèdre, le picotement ressenti à la fraîcheur du lac limpide... Difficile de faire mieux, pensa-t-il. Et il avait roulé sa bosse – partout où la route l’avait mené, et deux fois plutôt qu’une. Depuis longtemps, il avait perdu les t-shirts attestant sa présence dans tous ces lieux.