Le bonheur a la queue glissante

J’ai dit à mes enfants : « Le jour où je ne pourrai plus me suffire à moi-même, mettez-moi dans un hospice pour vieillards. » Ils ont répondu : « Mais non, mais non, tu es notre mère, nous nous occuperons de toi. »

En vieillissant, la résignation et la sagesse se confondent, c’est pourquoi j’ai dit : « Quand un bébé naît, on le couche dans un couffin en at tendant qu’il grandisse ; quand un vieux devient trop vieux, on le met dans une maison de vieux avec des barreaux au lit en at tendant qu’il meure. Chaque pays a ses coutumes, aucun mal à cela, le résultat est le même. C’est le cycle de la vie. Ce que j’avais à vivre, je l’ai vécu, et je mour­rai en paix sans dé ranger personne... Un paysan qui se suffit à lui-même est un sultan qui s’ignore...»

Les mots sortaient de ma bouche, clairs et or donnés, avec seulement une légère hésitation qui m’est devenue naturelle avec le temps. Il m’arrivait rare­ment de dire tant de mots à la fois, et j’éprouvais la joie et l’excitation d’un enfant mangeant un cornet de crème glacée après un long hiver.

Même si mes enfants continuaient à dire « mais non, mais non » chacun à sa ma nièce, soit en arabe, soit en français, soit par un geste comme Farid qui grommelle au lieu de parler, j’ai senti qu’ils étaient soulagés. Salim, mon mari, hochait la tête en levant les yeux et en soupirant, comme il le fait toujours quand il est indigné. Le mot hospice, il l’a rayé de puis

longtemps de son vocabulaire et juste à le voir me re garder de la sorte je sais qu’il m’en veut d’en avoir ouvert la porte. Myriam ne disait rien et observait la scène comme à son habitude. Abdallah, l’aîné, s’est alors levé et a déclaré avec véhémence : « Jamais, mère, jamais je ne te laisserai. Toute ta vie tu as pris soin de nous. Je prendrai soin de toi. »

Il y a eu un léger silence. Même les enfants de mes enfants se sont tournés vers leur oncle.

Chacun d’entre nous savait qu’Abdallah ne pour­rait pas prendre soin de moi. Quand l’oiseau rapace viendra manger le dedans de sa tête, quand il sera dépaysé, dépossédé, que pourra-t-il pour moi, mon tendre Abdallah, quand il ne pourra plus rien pour lui-même?