Le boys club

CHAPITRE PREMIER
CES HOMMES QUI POSENT DES QUESTIONS

Un jour, à la suite d’un entretien, du bout de la dernière rangée, tout au fond de la salle, une voix s’élève. C’est la voix d’un homme, qui pose une question. Il n’a pas levé la main. Il n’a pas attendu un tour de parole. Il s’est, tout simplement, mis à parler. Il parle haut et fort, et il ne me regarde pas. Il ne me regarde pas, moi, qui suis devant, et à qui il adresse sa question. Plutôt, il parle en regardant vers moi, son regard tombant juste à côté, dans le vide, là où personne n’est assis.
Il donne une impression de nonchalance, à demi affalé sur sa chaise, presque en retrait de l’assemblée. Mais en même temps, son ton, les mots précipités, tout ça dit qu’il y a urgence. Bien appuyé contre le dossier, la tête légèrement inclinée vers l’arrière, il parle depuis la position de celui qui a tout compris et qui est venu ici, aujourd’hui, pour poser la question qui tue : « Mais qui est derrière cette domination des femmes ? Qui, mais QUI en est responsable? »
Un léger frémissement parcourt le public. Assise à la table, le micro à la main, je reste muette. Je le regarde, et j’attends. Dans ma tête, je tourne sa question dans tous les sens, essayant de voir si elle est sincère ou s’il s’agit d’un appât, si c’est la manifestation, naïve et humble, d’un manque de savoir, l’expression d’une attaque ou du mépris. Comme s’il demandait vraiment : « Qui est derrière cette soi-disant domination des femmes ? »
Brisant mon silence, je réponds à sa question par une question : « Monsieur, êtes-vous en train de me demander de vous expliquer ce qu’est le patriarcat ? » Je ris un peu et devant son regard qui mainte-nant m’a trouvée et se complaît dans l’affront, je renchéris : « Est-ce que vous voulez que je vous fasse le résumé des milliers de recherches menées, des études statistiques, des essais, des manifestes ? Je n’ai rien à expliquer, rien à prouver qui ne l’ait déjà été maintes et maintes fois ! Je ne peux pas et je ne veux pas répondre à votre question – le mieux, c’est d’aller vous informer ! »
Je réponds comme ça, ce qui veut dire que sous couvert d’une non-réponse, je réponds quand même. Et c’est ainsi que je suis bernée, moins par lui que par une culture qui m’a bien appris mon rôle. Car malgré tout, je ne l’ai pas envoyé promener, je n’ai pas haussé le ton, je ne me suis pas mise en colère, je ne l’ai pas humilié, je n’ai pas non plus fait mine de ne pas l’entendre, comme s’il n’existait pas. J’ai tout au plus laissé deviner une légère moquerie, j’ai sourcillé en lui envoyant une réponse teintée d’exaspération. Alors qu’en fait, j’aurais dû ne pas répondre. Il aurait fallu que je refuse de répondre, absolument. Il aurait fallu que moi aussi, comme lui, je laisse tomber mon regard à côté. Que je ne m’attarde pas à sa question. Que je ne la considère pas. Que je lui fasse à lui ce qu’on fait aux femmes depuis toujours : l’effacer, l’invisibiliser, pour qu’il ne compte pas.
Il n’y a pas que des mecsplicateurs dans ce monde, des hommes qui nous expliquent la vie, qui nous interrompent avant qu’on ait fini de parler, qui finissent nos phrases, qui font mine de nous écouter ou de lire nos livres alors qu’au lieu de s’intéresser à nos mots, ils collent dessus un ensemble de préjugés, certains de savoir à l’avance ce qu’on va dire. Non, il n’y a pas que des mecsplicateurs. Il y a aussi les ques-tionneurs, ceux qui posent des questions impossibles, des interroga-tions qui sont des fausses routes, le coup d’une queue de billard pour nous faire dévier. Ceux qui, comme les enquêteurs du cinéma, posent des questions qui sont des exigences de preuves, une série de petits cailloux traçant le chemin vers un verdict de culpabilité. De quoi, aux yeux de cet homme, étais-je coupable en tant que féministe, sinon de vouloir briser l’harmonie du monde tel qu’il le connaissait et souhaitait le conserver ? J’étais coupable de réclamer l’égalité, d’exiger la justice. J’étais coupable de renvoyer, sans cesse, l’image-témoin de corps de femmes violées, battues, assassinées.
En vérité, sa question était la suivante : À qui revient l’odieux (mais est-ce vraiment odieux ?) de la domination masculine ? À qui doit-elle être attribuée ?
« Le désir d’attribution est un désir d’appropriation », écrit Jacques Derrida dans La vérité en peinture. « En matière d’art comme partout ailleurs. Dire : ceci [...] revient à X, cela revient à dire : ça me revient par le détour du “ça revient à (un) moi”. Non seulement ça revient en propre à tel ou telle, mais ça me revient en propre, par un bref chemin de détournement : l’identification. » Par sa question, l’homme assis au fond de la salle s’identifiait aux « responsables de la domination masculine » – ces responsables anonymes, sans visage, dont il remettait l’existence en doute, renvoyant implicitement la responsabilité aux femmes et laissant entendre qu’elles se soumettent d’elles-mêmes. Ce faisant, il s’identifiait à eux, leur prêtait son visage.