Le continent de plastique

CLARA ET SON OMBRE

 

Un jour, une femme m’accosta sur le trottoir et, sans semonce, m’embrassa. Elle portait une robe noir et vermillon; un chignon impeccable couronnait sa tête. Le mascara lui faisait des yeux terribles. En s’appro-chant de moi elle avait esquissé un louvoyant pas de danse. Elle me fixait du regard en souriant comme si elle me connaissait depuis toujours. Elle posa ses lèvres quelque part sur mon visage, me tendit une carte, puis s’envola. La carte consistait en la publicité d’un cours de tango.

La nuit précédente j’avais fait un drôle de rêve. Je faisais partie d’un équipage perdu – où ? ce n’était pas clair: en mer, sur une île, dans le désert... – qui ten­tait de retrouver la civilisation. Nous avions beaucoup marché quand soudain quelqu’un s’écriait : Lillaumont! Au loin se dessinait en effet la silhouette de ma ville. En tout cas je croyais la reconnaître, ses gratte-ciel notamment, dressés comme attendu en plein centre du panorama. Immédiatement nous atteignions une rue de la ville. Je dis « nous » mais je ne sais plus, j’étais sans doute seul. Et je marchais avec le sentiment curieux que la ville se matérialisait au fil de mes pas. Les rues étaient désertes. Je ne sais pourquoi je m’ar-rêtai devant un certain bâtiment, que j’aurais du mal à décrire maintenant, un bâtiment assez haut, quand apparaissait derrière moi un groupe de gens masqués et hilares. Je n’étais pas à Lillaumont, je m’étais trompé, répétaient-ils. Ou plutôt (ainsi que je le comprenais) j’étais dans une sorte de Lillaumont dont on aurait mélangé les rues, les immeubles, les parcs, les auto­routes, qu’un algorithme indifférent aurait redistri­bués au hasard, comme au début d’un jeu vidéo. Cette sensation de virtualité, l’impression de vivre dans une simulation, imprégnait encore ma marche dans la ville bien réelle, ce matin-là.

J’étais déjà en retard quand j’arrivai enfin à mon rendez-vous. Le maître avait dû remarquer que j’étais nerveux mais n’en fit pas mention. Il désigna une chaise, concéda que le bureau affichait quelque désordre, s’en-quit de mon intérêt pour une tasse de café. On lui avait offert une machine qui en fabriquait sur simple pres­sion, disait la boîte, d’un gros bouton rouge et rond; mais la marche complète et exacte de la chose appelait, admit-il, la connaissance d’arcanes divers que, pour sa part, il n’avait pas eu loisir de déchiffrer.

Je préparai donc moi-même deux tasses d’espresso. Le maître fit mine d’écouter l’explication que je lui don­nais du fonctionnement de sa machine, me fit savoir qu’en l’occurrence il eût préféré son café court plutôt que long, conclut enfin que tout cela était décidément bien compliqué.

J’avais préparé un laïus vantant ma personne – les qualités d’icelle, ses acquis, ses objectifs de carrière, s’il était possible de lui en attribuer –, laïus que je n’eus pas l’occasion de réciter: le maître déjà me montrait un pupitre, qu’une amie très chère, tint-il à me dire, avait récupéré à son intention, et qui me tiendrait lieu d’espace de travail. On avait parlé de moi en bien, laissa-t-il entendre; le maître avait toute confiance que je conviendrais. J’ai donc le poste, dis-je un peu ébahi. Le poste, répéta-t-il, ah oui, le poste, c’est un poste en effet, je suppose qu’on peut appeler ça un poste. Mais au fait vous êtes arrivé plus tard que prévu, remarqua-t-il enfin et à mon grand dépit, que vous est-il arrivé?

J’étais confus. La ponctualité n’a jamais été mon fort mais tout de même, arriver en retard à un entre­tien d’embauche.

— Une mésaventure, échappai-je.

— Ah ! Racontez-moi.

— C’est sans intérêt, balbutiai-je, une banale alter­cation sans incidence, je ne vais tout de même pas vous lasser avec mes.

— Si si, insista-t-il, lassez-moi, ou plutôt non, je veux dire laissez-moi décider si votre mésaventure est oui ou non lassante.

Et je lui racontai par le menu ma banale alterca­tion sans incidence : un livreur trop pressé qui m’avait coupé la route, et que j’avais insulté. Quand j’eus fini, le maître suggéra simplement que l’histoire, quoiqu’inté-ressante, supporterait d’être légèrement récrite.

J’avais passé la dernière semaine à me familiariser avec l’œuvre du maître, mais je n’eus pas, lors de cet entretien, à faire montre de cette érudition nouvelle, ce qui m’arrangea. Sa bibliographie était déjà longue et j’avais été obligé de la parcourir au pas de course. C’était un écrivain volubile; comme lecteur, je m’aban-donnais plus volontiers aux livres courts. J’avais hor­reur, aimais-je à dire, du bavardage.

À la faculté, on m’avait remarqué; ma thèse (Absence du personnage chez Raymond Loquès) suscitait des éloges que je ne crus pas immérités. On avait notamment fait grand cas de mon analyse de la phrase « Toutes les cités tirent vers le gris, quand nous y sommes », retrouvée dans les rares brouillons posthumes de cet écrivain dont la mort avait si brutalement écourté l’œuvre. J’avais élaboré autour de cette seule phrase – riche en non-dits au point qu’elle me semblait anéantie sous leur poids – une théorie compliquée qui présageait et justifiait a priori mes travaux futurs autour de la poli­tique de l’appropriation-distanciation.

La soutenance de ma thèse m’avait été un épisode de triomphe; de grandes choses m’attendaient au tour-nant, c’était certain. Mais je ne souhaitais pas de car­rière universitaire; j’espérais mieux, ou en tout cas autre chose, que la rédaction routinière, entre quatre murs froids, de travaux à usage savant. Dans tous les cas, je ne tenais pas à consacrer ma vie intellectuelle à un écrivain qui, quoique d’une prodigieuse subti­lité, n’avait commis avant sa mort que deux romans de cent pages et quelques. Madame Ubalde, doyenne de la faculté, avait dû remarquer mes inclinations : c’est elle qui me recommanda chez le maître, que j’obtins de rencontrer une semaine plus tard, lors de l’entre-tien que je raconte ici.

En prévision de cet entretien, j’avais étudié son œuvre, qui me rendait perplexe, ce que j’expliquais à Paul (un camarade de labo avec qui je n’étais pas sans affinités). Quel ennui! m’exclamais-je, parlant peut-être de L’ouvreuse de cinéma, ou peut-être de Réunion au sommet, je les lisais de toute façon en diagonale pour en finir au plus vite. Que tout ça est long! Mais Paul ne partagea pas mon sentiment:

— Tu lis avec trop d’impatience. C’est une belle œuvre, un peu vieux jeu, mais bien faite, et surpre­nante. C’est un de nos grands écrivains.

En effet, l’œuvre du maître avait la considération d’un peu tout le monde dans le milieu littéraire. S’il vendait bien, on se réjouissait pour lui; s’il gagnait un prix, et peu importe lequel, tout le monde jugeait qu’il l’avait mérité. Il était un habitué des pages littéraires de nos grands quotidiens. Sa chronique radiophonique hebdomadaire était écoutée : ma mère (j’aime beau­coup ma mère) en enregistrait scrupuleusement tous les épisodes. Bref le maître avait réussi une manière de grand écart: romancier exigeant, il obtenait un certain succès populaire; personnalité médiatique, il émanait l’intelligence, la sûreté de jugement. Il n’y avait bien qu’une poignée d’aigris pour lui reprocher sa posture... sa position peut-être un brin hégémonique...

— S’il faut que la littérature produise ses vedettes, plutôt que ce soit lui qu’un autre, disait encore Paul.

Bon, puisque c’était comme ça, je ferais mes devoirs: je lirais tout, mais sans y mettre non plus l’attention que j’avais donnée à mon sujet de thèse. Et j’espérais que le maître ne me demanderait pas, examen d’en-trée inopiné, de lui dire ce que je pensais, grands dieux, de son œuvre.

Ce qu’il ne fit pas, au fait.

— Je travaille, annonça le maître, sur un nouveau projet. J’en suis à rassembler des notes. Recycler un vieux bout de manuscrit d’il y a bien quinze ans. Pas tout à fait inédit, mais bon personne ou presque ne l’a lu. Je ne sais pas ce qu’il en restera quand j’aurai terminé. Au moins c’est un début. Je suis un peu dis­sipé, ces derniers temps. Trop de distractions à gauche et à droite. Et puis ces sollicitations! Je ne veux plus décrocher le téléphone. Vous devrez aussi répondre au courrier. Enfin nous commencerons par ça. Je pré­fère ne pas trop vous en demander, au début. J’avais engagé quelqu’un, il y a quelque temps, mais ça n’a pas bien marché. Alors nous irons par étapes, n’est-ce pas.

En réponse à quoi je me surpris à assurer le maître de mon enthousiasme et de ma vaillance.

 (Je ne promis rien, heureusement, pour ce qui serait de ma ponctualité.)

— Ah. Une petite formalité avant que vous com­menciez le travail.

Le maître avait, cela l’ennuyait fort mais la loi était la loi, quelques papiers à me faire signer. Un contrat d’embauche, plus exactement. Il fallait des documents, des signatures, pour l’impôt notamment, il n’avait rien contre le principe de l’impôt mais tout de même, que de paperasse. Je feignis de lire les petits caractères et sortis de ma poche de quoi signer le document.

— Stylo-plume, remarqua-t-il d’un ton approba­teur (mais relevé d’une sibylline pointe d’amusement).

J’examinai l’objet comme si je ne le connaissais pas déjà. J’avais pour cet outil une affection sans borne. Le maître me laissa vanter sans m’interrompre la sou­plesse du stylo-plume, la douceur de sa touche, la grâce des formes qu’il dessinait sur le papier pourvu qu’il soit clément. Mon écriture manuscrite en avait été transformée. J’avais même résolu, lui affirmai-je avec aplomb, de n’utiliser que le stylo-plume, désor­mais, lorsqu’il faudrait écrire. Le maître opinait en souriant. Pour sa part, sa préférence allait à l’ordina-teur, m’informa-t-il sans y mettre de cérémonie. Mais il avait toujours admiré la calligraphie bien faite. Un ami sien, dit-il, exposait régulièrement des toiles sur les­quelles il peignait au gros pinceau des caractères sans signification. Au pinceau ce n’est pas pareil, objectai-je puis, m’apercevant que j’outrepassais légèrement la réserve que j’imaginais devoir afficher à ce moment, j’ajoutai que par contre, c’était plus spectaculaire. Puis je me penchai sur le contrat, gribouillai une signature, puis deux, m’enfargeai dans mon numéro d’assurance sociale, oubliai une minute mon code postal, remis enfin un exemplaire à mon nouvel employeur, qui le rangea dans un classeur métallique.

— Donc, vous écrivez, me dit-il.

Je répondis obligeamment à la question du maître:

— J’ai écrit quelques textes. J’en ai publié certains dans des revues. De bonnes revues. La Chamade, par exemple, vous connaissez? Enfin des revues étudiantes, surtout. Et puis sur les réseaux informatiques, un peu. J’ai quelques manuscrits en chantier. Je ne sais pas lequel aboutira. Je suppose que je voudrai en faire un roman. Ah, il y a aussi bien sûr ma thèse.

— C’est très intéressant, s’en tint-il à dire.

Je ne dirai pas qu’à ce moment j’envisageais, même vaguement, que cet emploi durât au-delà d’un an ou deux, le temps de vivoter, de trouver autre chose, de monter ma petite affaire.

Chaque matin de semaine, entre huit et neuf heures, je me présentais au bureau du maître. Il y était déjà. Sa routine était inflexible. À cinq heures et demie il se mettait en route, attrapait en chemin une viennoi­serie tout juste extraite des fourneaux du boulanger, ainsi qu’un gobelet de café dont la seconde moitié serait souvent bue froide. Sitôt arrivé, il démarrait son ordinateur qu’aucun câble ne liait à aucun réseau, vieille machine grise et célibataire nourrie d’électricité et de rien d’autre. Le système d’exploitation progressait dans sa démarche d’initialisation; le maître réfléchissait à sa stratégie : par quel chemin faire passer son récit, quel nouveau personnage dessiner, quelles paroles lui prêter, quelle transition échafauder afin de passer à la scène suivante, et cætera. Le document en cours apparais­sait sur l’écran, composé en réale de corps quatorze; le curseur papillotait patiemment. Comment faisait-on pour écrire avant l’invention du traitement de texte? se demandait parfois tout haut le maître.

L’écriture lui venait facilement; et si elle ne lui venait pas, il n’en faisait pas un plat, il ouvrait un livre, ou alors le journal, ou bien encore il observait par la fenêtre la ville au réveil; et puis il se rassoyait à son poste et se remettait à écrire, effaçait un peu de ce qu’il avait commis quelques minutes plus tôt, recommen­çait. Fréquemment il ouvrait le dictionnaire. Pouvait même s’y perdre un peu, il y avait tant de mots inté­ressants; parfois, au hasard du feuilletage, il en pigeait un qui l’amusait, et s’arrangeait pour le placer quelque part dans la suite du récit.

Passé midi, affirmait-il, ça ne servait à rien d’écrire, on ne faisait jamais rien de bon. J’avais déjà classé une partie du courrier : c’était délicat, il fallait dépar­tager la correspondance privée, que je ne devais pas lire, des sollicitations professionnelles, qui n’étaient pas toutes bien sérieuses. Je reconnus assez vite les noms des amis du maître. Pour le reste, j’expédiais les affaires courantes que je lui résumais autour du repas de midi (nous dînions à l’extérieur, habitude à laquelle il fallut bien que j’adapte mon maigre budget). La plu­part des jours, nous prenions congé l’un de l’autre vers quatorze heures; il allait se balader. Je sais qu’il aimait beaucoup aller au cinéma l’après-midi, quand les salles sont presque vides.

Un midi il me demanda à brûle-pourpoint:

— Et votre chauffard, vous l’avez dénoncé à la police?

Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu’il faisait référence à l’événement qui m’avait servi d’alibi quand j’arrivai en retard à mon entretien d’em-bauche.

— C’était une voiture de livraison, se souvint-il, vous avez dû remarquer à quel commerce elle appartenait. Vous auriez pu facilement en informer qui de droit.

— Je suppose que j’aurais pu, admis-je.

— Vous ne l’avez pas fait.

— Non.

Le maître hocha la tête. Sur le moment, je crus qu’il approuvait simplement ma conduite – mais est-ce que j’avais sciemment réfréné un ignoble réflexe de dénonciation, ou devait-on mettre mon inaction sur le compte de la paresse? Peu importe; le maître, men­talement, prenait des notes.

Trois mois après mon embauche, la première ver­sion de Clara et son ombre était achevée. Je le sus car le maître, ce midi-là, commanda du vin. Nous trinquâmes à Clara. Le travail n’était pourtant pas terminé. Il fallait encore tout relire, affiner le style, éliminer les couacs, pendant que de mon côté je partirais à la chasse aux erreurs factuelles, aux défauts de continuité; il m’arri-verait de discuter avec le maître de la manière la plus élégante de renouer tel lien logique défaillant.

Au chapitre douze, j’appris (c’est le seul extrait que je relaterai ici) que Michel, le frère de l’héroïne titulaire, se fait couper la route par une voiture de livraison alors qu’il s’apprête à traverser la rue. Il insulte le chauffard qui l’a frôlé, frappe violemment l’habitacle (se fait mal alors qu’il n’a même pas entamé la carrosserie), et le véhicule fuit. Michel reste plus longtemps que moi au milieu de la rue, dans une hébétude certes également liée à sa quête du moment (Clara a disparu, il est parti à sa recherche). Les passants le regardent avec curio­sité, peut-être avec pitié; mes passants à moi ne regar­daient rien d’autre, il me semble, que leur téléphone portable. Michel, brièvement, se dit qu’il va appeler la police; il a reconnu l’enseigne du restaurant Le Mari­nier, il sait l’heure qu’il est, le recoupement serait facile; mais une haute idée morale – ou quelque chose qu’il juge tel – l’en empêche. Le piquant étant que, deux chapitres plus tard, son enquête l’amène justement au Marinier, où il croit reconnaître, assis près de la caisse, son chauffard, « un homme ordinaire au teint pâle qui attend un ordre ». L’homme semble usé, plus âgé que dans le souvenir de Michel, « comme s’il avait été sous le coup d’un mauvais sort qui aurait eu accé­léré son vieillissement ».

(Je contestai pour la forme cet aurait eu accéléré, qui me paraissait un brin pédant. Pas du tout, rétorqua le maître, les temps surcomposés permettent de dire très précisément la complexité de notre perception du temps. La conjugaison n’est jamais affaire frivole.)

Décidément, mes tâches commençaient à dépasser le simple exercice du secrétariat.