Le fantôme de Suzuko

— Pardon, je ne suis pas certain de sonner à la bonne adresse... c’est Ono Ayumi qui m’a invité, mais... j’ai oublié mon téléphone... alors de mémoire...Des voix et de la musique électronique à l’intérieur de la maison.

— Tu es au bon endroit, entre ! Ayumi sera heureuse de te voir !

— Ah oui ?

— Bien sûr ! Je vais la chercher.

Je me déchausse dans le vestibule. Puis je presse fort les paumes contre mes yeux clos. Ça brûle. Tellement étrange d’être de retour. J’inspire. Je souffle lentement. J’inspire encore. Ça devrait aller.

Je ne suis venu chez Ayumi qu’une ou deux fois. La musique répétitive de Takamasa. Une vingtaine de per-sonnes dans le salon. Trois filles en one-piece métallique devant le divan bas, courbé, filiforme. Lumière froide. De celles qui rendent la peau transparente. Plancher de béton verni. Murs de béton brut. Fissures et trous. Deux bandes de fenêtres qui ouvrent sur une petite cour intérieure. Là se trouvent quelques personnes que je reconnais. Bas de nylon noirs. Blouses lâches et beiges. Chemises grises. Jupes cintrées au-dessus du nombril. Vestons cramoisis. Pantalons fins, droits ou moulants. Je détonne. Et pas seulement à cause de mes jeans et de mon vieux chandail de laine brun. Je sens mauvais. Je me suis douché ce matin mais j’ai pris deux avions et deux bus depuis. J’ai fait une heure et demie de vélo aussi.

Tout ça à cause du tremblement de terre.
D’ailleurs j’ai toujours mon casque de sécurité à la main. Un casque orange aussi voyant que les trois filles en one-piece. Mais moins chic. On me salue. On me sourit. Puis on chuchote des choses que j’entends à moitié.
— Il était avec Suzuko...
— ... j’ignorais qu’il était revenu...
— Je l’imaginais autrement...
— ... tout le monde la connaissait, Suzuko...
— Je me demande ce qu’on a fait de sa tête...
Envie de m’enfuir tout à coup mais quelqu’un me demande ce que je fais avec ce casque de sécurité.
— Euh... oh... c’est à cause du tremblement de terre, je me suis fait surprendre, tu ne l’as pas senti ?
— Hééé ! Non pas du tout !
Il rit.
— C’est que j’ai perdu l’habitude, je suis sorti sans mon téléphone, ni mon portefeuille, ni mes clés, alors j’ai pédalé depuis Sumida.
— Waa ! Mais c’est à vingt kilomètres !

— Je n’ai pas eu le choix.

Heureusement que j’ai une bonne mémoire, j’ai pu retrouver sans trop de difficulté la maison d’Ayu...Son teint d’hiver. Pommettes saillantes.

— Ayumi ! Je pensais que ce serait trop serré pour venir, puis, eh bien...

— Oh ça me fait plaisir de te voir, Vincent !

Elle se jette chaleureusement dans mes bras.

— Le temps passe si vite. Trois mois déjà depuis la dernière fois.

— Oui.

Elle recule d’un pas. La pâleur de ses jambes. Leur reflet sur le plancher de béton verni.

— C’est bien que tu sois là... vraiment.

Puis elle plonge son visage entre ses mains. Pour rire ou pour pleurer.

— Ça va, Ayumi ?

— Ça va.

Elle prend une grande inspiration avant de forcer un sourire.

— Es-tu arrivé à Tokyo aujourd’hui ?

— Oui, il y a quelques heures. Je pensais que...

— Arrête. Tu me raconteras plus tard. Viens, attrape un verre pour commencer.