Le jeu de la musique

Prologue

C’ÉTAIT UN LIEU VIVANT

 

C’était un lieu vivant, sans obligations, où de l’eau propre (ou qu’on aimait croire propre) avait, on ne sait plus comment, trouvé les tuyaux et rempli d’anciens réservoirs gros comme de petites piscines creusées où des bancs de poissons rouges et blancs vivaient, mystérieusement, été après été. Pour s’y rendre, il fallait aller jusqu’au bout de la rue Onta­rio, puis plus loin encore, puis dépasser les tracks de chemin de fer. Les graminées sauvages dépassaient les deux mètres. Il n’y avait de béton que quelques îlots de graffiti par-ci par-là, et partout ailleurs c’était de l’herbe et des buissons coupants et ces arbres en hauteur dont les feuilles parlent fort en été. Dans les réservoirs, on se baignait, même si un été sur deux l’eau irritait la peau. La nuit, on faisait des feux avec les branches mortes des grands arbres. Dans l’herbe longue, on s’endormait, triste et seul ou entouré d’amis et ivre de soleil. C’était dans Hochelaga. Tout au bout de la rue Ontario. Tu vois où c’est? De l’autre côté des tracks. Vincent aimait beau­coup l’endroit. Au mois d’août, c’est là qu’il est allé pour se suicider. Il s’est pendu à un arbre. L’été suivant, il n’y a pas eu beaucoup de feux de camp là-bas. Le lieu sans nom était devenu le lieu de la mort d’un ami. J’y suis retournée une seule fois, et je n’arrêtais pas de scruter les arbres, comme si celui qui l’avait aidé à mourir me signalerait sa présence d’une manière ou d’une autre. Puis les saisons ont passé. Je ne sais pas si ce lieu existe encore. Je ne sais pas si l’eau souterraine (ou était-ce de l’eau de pluie ?) remplit toujours les fausses piscines. Je ne sais pas s’il y a eu, comme le voulait une rumeur, un développement de condos là-bas. Je ne sais pas s’il y a encore, de l’autre côté des tracks, tout au bout de la rue Ontario, des poissons qui vivent dans les réservoirs et des fous qui s’y baignent.

Ces lieux tranquilles où vivre et mourir en paix, il n’y en a presque pas. Il n’y en a presque plus. Et moins il y en a, moins on se souvient de cette autre vie, celle qui commence dans le ventre et qui éclate dans la gorge, dans les yeux, dans le sexe, dans nos langues qui touchent au soleil.

 

L’EMPLOYÉE

 

J’ai profité d’un creux entre deux clients pour me rendre à la caisse et appuyer sur receipt feed. J’ai pris le rectangle de papier blanc qui est sorti de l’imprimante et l’ai posé sur le comptoir de tra­vail en métal. Madame Gélinas était partie se chercher « un bon café » et moi, l’employée, j’étais restée seule au kiosque et j’avais furieusement envie de prendre des notes. J’ai décroché le stylo que je portais au collet de mon tablier, je me suis fourré quelques cerises de terre dans la bouche et je me suis penchée sur le morceau de papier. D’une écriture minuscule, j’ai dressé une liste de choses à faire en rentrant chez moi. Laver linge. Pompes, redressements assis. Lire les nouvelles (trente minutes). Recherche histoire coloniale du Québec. Sou­mettre un poème à une revue de poésie. Quand j’ai eu noirci le papier, je l’ai plié en deux, je l’ai glissé dans la poche arrière de mon short en jean, je suis retournée à la caisse, je me suis sorti une autre facture vierge et j’y ai écrit une liste de choses à faire avant la fin de l’année. Inscription YMCA. Compléter mon recueil de poèmes. Envoyer au moins trois nouvelles à des revues littéraires. Apprendre l’espagnol. Mettre de côté mille cinq cents dollars (irréaliste ?). Passer permis de conduire. Prendre cours de premiers soins. Approfondir liens avec amis. Lire la Flore laurentienne. Aller camper (plus qu’une fois). Voir Jess au moins trois fois. Pendant une fraction de seconde, j’ai oublié que j’étais au travail.

Mais un couple de clients m’a vite ramenée sur terre, une femme et un homme d’environ trente ans qui cher­chaient le panier de fraises idéal comme contribution à un souper de famille. Je les ai espionnés du coin de l’œil pendant qu’ils se penchaient sur les fruits. Lui portait un t-shirt gris qui moulait ses pectoraux et son début de bedaine ; ses cheveux étaient encore mouillés d’une douche récente ; à son cou pendait une petite croix au bout d’une chaîne en or qu’il n’avait sûrement pas enlevée depuis sa confirmation. Elle portait l’une de ces camisoles en rayonne munies d’un soutien-gorge intégré, et dont les bretelles entrecroisées formaient un soleil dans son dos ; ses cheveux étaient écartés de son visage par une paire de lunettes de soleil Dolce & Gab-bana ; il se dégageait d’elle une telle aura de fatigue bien­heureuse, de berceuses, de mots doux, de bisous et de vapeurs de lait que j’ai été étonnée, voire inquiète de ne pas apercevoir un porte-bébé accroché aux épaules de l’un ou de l’autre.

— Ma mère adore les fraises, a dit l’homme en levant les yeux au ciel pour signifier que sa mère était difficile.

— Celles-là ? Celles-ci, chéri ? a dit la femme en goû­tant des fraises dans plusieurs paniers, s’éloignant de son copain tout en lui tenant la main, le tirant un peu.

— Comme tu veux, bé, a dit l’homme comme si c’était maintenant sa copine qui faisait sa difficile.

J’avais fait deux pas de côté et je leur souriais, effacée, bienveillante. « C’est votre choix ! » disait mon sourire. J’ai remarqué que les deux étaient en gougounes et que la femme avait peint ses ongles d’orteil en blanc. Pen­dant qu’ils hésitaient, j’ai continué de penser à des listes. Suivre cours de jiu-jitsu. Découvrir bonne musique. Aller à la cinémathèque. Faire plus de dumpster diving. Faire des conserves. Mettre mon nom sur listes d’attente pour coops d’habitation. Inscription université ? Non. J’ai rayé mentalement ce dernier item.

— Excuse-moi ! a dit la femme, la bouche pleine de fraises.

Elle a pris le temps de mimer l’extase que lui procu­rait le fruit rouge avant de poursuivre :

— Elles viennent d’où, ces fraises-là, donc ?

— De l’île d’Orléans, ai-je répondu sur le ton que j’aurais pu prendre pour dire « du pays des merveilles ».

— C’est celles-là ! C’est celles-là ! a dit la femme en me tendant ses queues de fraises, que j’ai jetées dans la boîte de carton ramolli qui nous servait de poubelle. C’est le panier de fraises gagnant !

Elle a ri et s’est tournée vers son copain, mais celui-ci venait de sentir son téléphone vibrer dans sa poche et s’éloignait maintenant pour répondre.

— Rhhaaallo ! a dit l’homme pendant que la femme sortait son immense porte-monnaie en cuir blanc pour payer.

J’ai emballé le panier dans un sac de plastique, je l’ai tendu à la femme et j’ai vérifié une dernière fois que le couple n’avait pas oublié sa poussette quelque part de l’autre côté de l’allée. Mon regard a croisé celui de l’épicier libanais, qui balayait l’asphalte devant son commerce. J’ai dit « Voilà, bonne journée » à la cliente, j’ai envoyé la main à l’épicier et je suis retournée à ma liste. À ce moment-là, madame Gélinas est revenue au kiosque avec son café et une brioche.

— Un bon café le matin ! a-t-elle dit.

Elle s’est installée sur un tabouret et a mordu dans sa viennoiserie. J’ai hoché la tête : la patronne méri­tait bien de s’accorder une telle gâterie avant de com­mencer sa journée de travail ! Je me dégoûte, ai-je noté intérieurement.

J’ai fourré la liste dans ma poche, j’ai ajusté mon tablier et je suis allée dans le frigo-roulotte chercher des caisses de fraises et de framboises que j’ai dépo­sées sur le comptoir de travail. J’ai saisi le couteau tout usage qui traînait sur la surface d’acier inoxydable et, réprimant les vives images d’accident sanglant qui me venaient en tête, j’ai coupé certaines caisses en deux et je les ai disposées en rangées sur la pente de l’étalage en faux gazon du kiosque. Madame Gélinas avait déjà délaissé son déjeuner pour s’occuper d’un habitué, un vieux monsieur qui portait un costume jaune poussin. J’ai ouvert une armoire en dessous de l’étalage et j’en ai sorti plusieurs paniers petits, moyens et gros. J’ai posé mes paniers à côté des caisses restées sur le comptoir de travail et j’ai entrepris de trier les fruits et de les trans­férer dans les paniers. J’ai eu une idée de poème (fruits rouges ; costume jaune poussin ; accident de travail san­glant ; âmes grises) et j’ai plongé la main dans ma poche pour trouver un papier où la noter – mais j’ai vu qu’un client d’une cinquantaine d’années en tenue de vélo tendait le menton vers moi en secouant un panier de framboises dans les airs pour attirer mon attention. Je me suis essuyé les mains sur mon tablier et je suis allée le servir. Quand le cycliste est parti, ça a été au tour d’une jeune femme anglophone en robe rouge à pois blancs, aux bras tatoués et aux cheveux à moitié rasés, puis d’un Français d’une vingtaine d’années aux mou­vements mal coordonnés, puis d’un Italien à la retraite et d’une demi-douzaine d’autres lève-tôt.

Quand j’en ai eu l’occasion, j’ai repris du papier et écrit d’autres listes. Choses à faire tous les jours : écrire, bien manger, faire des pompes et des redresse­ments assis, étudier le cinéma ou lire (philosophie post­moderne, classiques littérature russe, etc.), écrire une lettre à un ami ou à un prisonnier. Écrire à Jess. J’ai des­siné un cœur à côté du nom de Jess. Je n’avais pas besoin de le mettre sur ma liste pour me souvenir d’écrire à Jess, mais j’aimais tracer les lettres de son nom. Liste de choses à ne plus mettre dans mon corps : alcool, café, cigarette, sucre. Liste des amis à qui je devrais écrire plus souvent. Liste de livres à lire. Liste des beaux vête­ments que je m’achèterai un jour.

J’ai bâillé et jeté un coup d’œil à l’horloge. Il n’était que neuf heures. De l’autre côté des étalages de fraises, de framboises et de rhubarbe, un flot régulier de clients commençait à se déverser entre les kiosques du marché Jean-Talon. Le client moyen déambulait un latte à la main, les yeux à moitié fermés ou cachés par des verres fumés, un sourire satisfait aux lèvres, trop content que ce soit enfin le printemps. Je me suis rappelé avec tris­tesse que j’avais déjà aimé le printemps ; j’avais déjà été cliente du marché Jean-Talon au printemps et déambulé entre les kiosques, un latte à la main. Cette année, le printemps me laissait froide. Ou plutôt, j’avais l’impression d’en faire partie, d’être moi-même un charmant bourgeon sur le point d’éclore, une jeune pousse gorgée de sève, un aspect parmi d’autres du cachet du marché Jean-Talon. J’étais décorative. J’étais comme le café chez un concessionnaire automobile : une gracieuseté.

Anka est arrivée au kiosque en poussant un chariot. Elle ne m’a pas saluée, et je ne l’ai pas saluée non plus. Anka me rendait nerveuse. Elle était gérante du deux­ième kiosque de Gélinas Petits Fruits, à l’autre bout du marché ; je n’avais donc jamais l’occasion de travailler avec elle. Tous les matins, quand elle arrivait, je cher­chais à faire quelque chose d’intéressant pour qu’elle me remarque. Mais que pouvais-je faire, outre trier des fraises et servir des clients ? Comment pouvais-je savoir ce qui intéresserait Anka, à qui je n’avais jamais parlé ? J’y allais à tâtons. Certains jours je lui lançais des regards torturés, d’autres jours je lui souriais. Aujourd’hui, j’ai relevé les manches de mon t-shirt sur mes épaules et j’ai essayé de l’ignorer.

— Salut, Lucille, a dit Anka, qui avait assez d’ancienneté chez Gélinas Petits Fruits pour appeler la patronne par son prénom. Sa voix était rauque, basse, sucrée.

— Bonjour, Anka, a dit madame Gélinas.

Elle a mis son sac dans le casier (juste à côté du mien ! ai-je pensé), elle a disparu dans le frigo-roulotte et en est ressortie avec au moins six caisses, qu’elle por­tait comme si de rien n’était. Elle les a empilées sur son chariot et a répété plusieurs fois l’opération. Puis elle est revenue vers son sac, en a sorti une casquette qu’elle a posée à l’envers sur sa tête de cheveux bouclés et elle est repartie en tirant son chariot, une guerrière calme avançant vers le champ de bataille. Elle portait un t-shirt aux larges rayures et une salopette-short qui dévoilait ses longues jambes musclées, dignes d’une joueuse de basket. J’ai soupiré et fermé les yeux, étourdie par le désir, ensuite j’ai fait le ménage du comptoir de métal.

Pendant mon lunch, où j’ai dépensé dix dollars car j’avais encore une fois oublié de m’apporter un sand­wich, j’ai sorti mon cahier de notes et entrepris la rédac­tion d’une liste sérieuse : Rester à Montréal vs Crisser mon camp en région.

Points forts de Montréal : c’est un endroit dont on ne fait jamais le tour. Tant d’histoires s’entrecroisent ici. J’aime vivre à Montréal parce qu’on y trouve des livres et de la musique, des lecteurs et des musiciens. Les gens que je connais qui ont déménagé à la campagne ne lisent presque plus, leurs seules lectures sont Margaret Atwood et L’encyclopédie des champignons. À Mont­réal, il y a beaucoup plus d’occasions de rencontrer des gens, de développer des liens de confiance, de créer des groupes affinitaires (nécessaire à la lutte). Je ne veux pas me sauver moi uniquement, je ne veux pas être indivi­dualiste. Il faut être stratégique : il y a plus de possibi­lités de lutte en ville (du moins pour le moment).

Quelles seraient mes options de vie sociale à la cam­pagne ? A) me retrouver dans un collectif polyamoureux, B) devenir l’ermite du village, au détriment de ma santé mentale, C) essayer de m’intégrer à la culture du village, au détriment de ma santé mentale. Aliénant, ai-je écrit dans mon cahier, trouvant le mot juste. Si je pars d’ici, je ne me ferai peut-être jamais plus d’amis, de camarades ou d’amants. J’ai remarqué en me relisant que j’étais passée de la liste à l’éditorial. J’ai pris une bou­chée de shawarma, une gorgée de Canada Dry. Puis j’ai repris mon stylo. Aussi (j’ai réduit de beaucoup la taille de ma calligraphie), peut-être qu’un jour je publierai des livres ou me trouverai un emploi en journalisme ou quelque chose comme ça, et il y a plus de contacts possibles à Montréal. J’ai soupiré.

Points faibles de la ville : il n’y a pas de vie, sauf la vie humaine. Il n’y a pas de lacs, de rivières, de forêts. Il n’y a pas de chevreuils, de clairières, de poissons. À peine quelques étoiles un soir sur dix. Ça pue le câlisse. L’eau du robinet goûte le chlore. Je vis au troisième étage d’un triplex sur la rue Saint-Denis avec deux autres filles. Je peux à peine faire pousser trois tomates sur le balcon.

Je dois acheter, voler ou trouver dans les poubelles toute ma nourriture. J’arrive à peine à me faire engager dans un café tellement les emplois sont rares. Il faut prati­quement avoir dix ans d’expérience pour travailler au salaire minimum dans des conditions un tant soit peu salubres. Si je reste ici, je mourrai peut-être sans jamais avoir vu un renard. Tout me fait chier, tout me rend malade, les voitures, les autobus, les camions, la police, le métro, les jobs au marché Jean-Talon, la carrière de mes amis, les études de mes amis, l’alcoolisme de mes amis, mon alcoolisme, la Place des Arts, le Grand Prix, le Plateau, le Petit Laurier, Tout le monde en parle, les boutiques de toilettage pour chats, les fish and chips à vingt dollars, le Mile-Ex, les partys queer où tout le monde est trop cool pour te parler, les hommes qui disent « belle paire de fesses ! », les patrons crosseurs, les proprios crosseurs, les amis d’amis crosseurs, le métro Jarry, les centaines de personnes qui passent tous les matins devant le vieux quêteux, la madame qui vend L’itinéraire et les gens qui distribuent le journal 24 h, qui regardent par terre et qui s’achètent des cafés à cinq dollars au coin de rue d’après. Je me sens aliénée, ai-je encore écrit, énonçant une évidence – mais je m’en fichais puisqu’il s’agissait de ma liste personnelle et non d’un texte que je publierais. (Gorgée de Canada Dry, bouchée de shawarma.)

Conclusion : c’est lose-lose. Je voudrais démissionner, mais pour aller où ? ai-je griffonné. Ce dont je veux m’affranchir est partout. J’ai souligné le mot « par­tout ».