Le luxe de l'indépendance

INTRODUCTION

En 2009, la police interpelle Éric Hazan, fondateur et éditeur de La Fabrique, et le somme de confirmer les liens entre Julien Coupat et le livre L’insurrection qui vient, signé par un collectif anonyme, le Comité invisible, afin d’étayer des accusations de terrorisme. Quelques mois plus tôt, fin 2008, la police a arrêté dix personnes, dont Julien Coupat et sa conjointe, soupçonnés d’avoir saboté une caténaire de TGV. Or les preuves sont essentiellement circonstancielles et, comme le démontrera la suite des événements, l’affaire est en fait montée de toutes pièces par la police qui cherche un prétexte pour appréhender les membres de la commune «anarcho-autonome» de Tarnac. Dans cette sinistre histoire, il y a tout de même de quoi se réjouir: la police française sous-estimait depuis longtemps (depuis la guerre d’Algérie) le potentiel subversif des livres. Comme le scandale fait vendre, le livre du Comité invisible gagne en visibilité, passant de 8 000 exemplaires vendus à plus de 50 000. Le collectif n’a pas signé de contrat d’édition; l’éditeur n’a qu’à clamer son ignorance de la composition dudit comité[1]. Il n’a en l’occurrence de comptes à rendre à personne. Son indépendance est sauve.
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 À la bibliothèque municipale de la petite ville canadienne où je vis, mon fils choisit d’emprunter The Book Hog, fort probablement attiré par le rose presque agressif de la couverture. Cet album raconte l’histoire d’un porcelet analphabète avide de livres qui apprendra à lire à la bibliothèque, guidé par Miss Olive, la bienveillante bibliothécaire-éléphante. En attendant, il s’empare de tous les livres qu’il trouve un peu partout, dans les bazars, les poubelles, mais aussi en librairie. On le voit se rendre chez Wilbur’s Books, dont l’enseigne précise qu’elle est «independently owned and operated». The Book Hog est une jolie fable sur le partage de la lecture et sur les plaisirs presque sensuels qu’elle procure: on y vante l’odeur des livres et le bruit des pages qui tournent. On y fait aussi en quelque sorte l’apologie des lieux de médiation. Lorsqu’il est seul, le petit cochon erre sans lire, mais avec les autres, il parvient à décoder les signes de la page et à entrer véritablement dans l’univers de la littérature. Les personnages sont de sympathiques animaux, le graphisme du livre est rétro (une fausse carte de bibliothèque orne la dernière page, le personnage principal conduit une Vespa). Il y a tout ce qu’il faut pour plaire au papa hipster et, plus insidieusement, pour normaliser l’idée que l’amour des livres appartient à une époque révolue. Lire, c’est vintage. Or The Book Hog est publié par Hyperion-Disney, une filiale du Hachette Book Group, propriété du conglomérat Lagardère Publishing. Si on n’a pas sous les yeux l’organigramme tarabiscoté et constamment mis à jour du monde de l’édition, il est bien difficile de savoir précisément qui appartient à qui dans cette galaxie. Pour faire court, affirmons que cette maison n’est ni détenue ni opérée de manière indépendante, contrairement à la jolie librairie où se rend le jeune protagoniste porcin. Au Québec, on dirait que les bottines ne suivent pas les babines, une façon de souligner qu’il y a une contradiction opératoire entre discours et pratiques. Mon fils n’est pas conscient de cette contradiction; moi, davantage.
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 Dans le numéro 327 de la revue Liberté, on trouve une publicité pour la maison d’édition québécoise Alto qui s’y qualifie d’«éditeur d’étonnant», jeu de mot qui table sur l’originalité pour s’adresser à de futurs lecteurs. La liste des nouveautés est chapeautée par ce non moins étonnant slogan: «Publier peu, publier mieux.» Il est rare, me semble-t-il, de faire valoir le travail éditorial en tant que tel lorsque vient le temps de faire la promotion de la rentrée automnale d’un éditeur, aussi petit soit-il, plutôt que de vanter, par exemple, une expérience de lecture (Des livres captivants! Des aventures sensationnelles!) ou l’aura charismatique des auteurs (Un nouveau Marc Lévy, pardi!). Certes, le public restreint de la revue Liberté est informé, assez littéraire pour ainsi dire, mais ladite publicité ne paraît pas non plus dans un périodique destiné aux professionnels du livre comme Livres Hebdo. Alto et Le Tripode, parmi d’autres, se payent le luxe d’un petit catalogue, en dépit des impératifs économiques qui obligent la plupart des éditeurs à publier pour maintenir la trésorerie, transformant la décroissance en branding à une époque où, présume-t-on sûrement, le lecteur est perdu devant une production éditoriale quantitativement importante et qualitativement faible.