Le Milieu du jour

En raccrochant, j’ai frappé la table avec mon poing et je me suis mis à pleurer. J’avais l’impression que ce n’était pas moi qui pleurais mais quelqu’un que je connaissais à peine et qui se serait trouvé chez moi par hasard au moment où une nouvelle l’avait bouleversé. Je voyais qu’il était mal à l’aise, qu’il aurait préféré être seul, mais je ne pouvais m’empêcher de le regarder comme si j’avais voulu m’approprier ses larmes pour partager sa douleur. Au bout de quelques instants, je me suis levé et je suis parti. Selon ma mère, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter : il s’agissait d’examens de routine et il sortirait probablement dans trois ou quatre jours. Je ne sais pas si elle le croyait vraiment, mais moi je savais qu’il ne sortirait plus, je savais que mon père était déjà mort.

     Depuis plus de vingt ans, deux heures de route me séparent de mes parents et de la petite ville où j’ai grandi. Deux heures, à peine un voyage, presque une éternité. Quand j’avais une vieille voiture, je pouvais toujours me dire que je n’allais pas les visiter plus souvent de peur de tomber en panne à l’aller ou au retour. Au retour surtout. Peur de ne pouvoir revenir chez moi, peur de rester pris dans la grisaille d’un lundi matin à attendre au bord de la rue principale l’autobus du collège, peur de ne pouvoir m’arracher à la poignée de main de mon père, à l’étreinte de ma mère. Pourquoi cette peur, cette tristesse que provoquent immanquablement les souvenirs de collège ou les retours à la maison familiale ? N’ai-je pas été un élève et un enfant comblés ? Pourquoi suis-je incapable de donner un peu de temps à ceux qui m’ont donné la vie ? Quand je me pose cette question, une voix répond : « Ceci explique cela, tu leur reproches de t’avoir donné la vie. » Si je proteste, si j’invoque ces pages dans lesquelles j’ai exprimé l’admiration et la gratitude que je voue à mes parents, la voix se fait encore plus tranchante : « Oui, les enfants qui regrettent d’être nés écrivent souvent de bien belles pages pour immortaliser leurs parents. » De même que ceux qui ont un souffle au cœur ne doivent pas, paraît-il, s’en inquiéter outre mesure, je ne devrais pas trop écouter ce persiflage qui accompagne chacune de mes incursions dans les sentiments. Après tout, qu’est-ce que la santé, qu’est-ce que la sincérité ? Un cœur pur de toute lésion, si minime soit-elle, est-ce que cela existe ? Cela dit, je n’ai pas encore trouvé le moyen de congédier cette voix qui insinue que je peux aimer seulement ceux et celles qui me quittent, que je les quitte pour mieux les aimer.

     Je roulais depuis une quinzaine de minutes. Bientôt, ce serait l’épreuve. Que faire contre ces champs, ce fleuve et ces montagnes qui se jettent sur moi au sortir de Montréal comme la pauvreté sur le pauvre monde, qui attendent de moi que je les délivre de l’ennui ou de je ne sais trop quoi ? D’habitude, je mets une cassette de Bach ou de Mozart, j’implore Homère ou Virgile, et j’attends d’être ailleurs. Or ce matin-là la route qui me reliait à mon enfance était vaste, lumineuse. Les mêmes champs, le même fleuve, les mêmes montagnes à qui j’avais reproché pendant des années de ne pas être autre chose, de n’avoir rien à dire, de me réduire au silence, voilà qu’ils me racontaient une histoire que ni Homère ni Virgile, ni Bach ni Mozart n’auraient pu inventer. L’histoire de mon père, qui commence dans un petit village de pommes de terre, se déploie en forêt et s’achève sur un lit d’hôpital. Plus de soixante ans à faire du bois, à travailler du matin au soir pour que ses enfants apprennent l’anglais, voyagent au bout du monde et écrivent des romans illisibles. L’histoire de ma mère : plus de soixante ans à faire des enfants et des adultes, à aimer du matin au soir pour que les uns se souviennent des autres et se rencontrent parfois autour de sa table.