Le monde est à toi

La salopette et le petit haut, noir, qui épouse le cou. Les Doc Martens usées.

Les pantalons roulés aux chevilles.

Le bomber et les cheveux en vrac.

Comment nouer élégamment une écharpe ? Trouver des gants, mais ne pas prendre le bonnet. Partir vite en laissant la porte claquer parce que, même si c’est tôt le matin, l’horloge et la citrouille, on connaît.

Bye bye ciao, maman ! Je t’aime ! À ce soir !

Voilà, c’est toi.

Cette image-là, de toi, je la rejoue dans ma tête en écoutant en boucle Lemonade de Beyoncé, Kate Tempest, MIA, Rihanna et Dua Lipa, et les chansons d’amour de Dalida et de Lana del Rey.

*

On m’a souvent demandé : Quel genre de mère es-tu, toi qui es féministe ? Comment est-ce que tu élèves ta fille ? Quels jouets est-ce que tu lui achètes ? Comment est-ce que tu l’habilles ? Est-ce qu’elle a la permission de se maquiller ? Quel cadre lui donnes-tu ? À quelles règles doit-elle obéir ?

On m’a souvent demandé ce que ça fait, une mère féministe.

Comment je fais. Avec toi.

Mais je ne fais rien avec toi. Je ne cherche pas à faire de toi quelque chose en particulier. Je ne t’élève pas en tant que féministe. Il n’y a pas de discours, de mots d’ordre, de principes à respecter à tout prix. Il y a des mots que je te lance, et ceux que tu m’envoies en réponse aux miens. C’est dans cet aller-retour où on s’amuse à résister que quelque chose advient, et cette chose n’est rien d’autre que de l’amour.

Je t’aime et je vis avec toi, et ce qui m’importe le plus, c’est que tu existes. Que tu comprennes que tu en as le droit. Que tu saches, au plus profond de toi, que le monde est à toi. Qu’il doit être à toi comme il doit être aux autres. Que tu dois pouvoir y avancer librement. Ce qui veut dire y croire. Ce qui veut dire en faire partie, tout simplement, sans même penser que ça puisse ne pas être le cas.

Et en même temps, ça veut dire : être prête à exiger, insister, réclamer, t’indigner. Parce que mal­heureusement, encore maintenant, ça ne va pas toujours de soi.

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Je ne sais pas si j’ai des leçons de féminisme à donner. Je ne sais pas si c’est ce que je fais quand je prends la parole en tant que féministe. Je ne sais pas non plus si toi, en vivant avec moi, c’est ce que tu prends de moi par une sorte d’osmose, un fémi­nisme qui s’infiltre, absorbé de manière spontanée.

Je n’ai jamais pensé que j’avais le droit de dire aux mères comment élever leurs filles en tant que fémi­nistes. Qui peut se permettre d’affirmer une chose comme celle-là ? À partir de quelle position et de quels privilèges ? Qui suis-je, moi, pour oser faire ça ?

Mais ce que je peux faire, c’est parler de ma vie avec toi, de ce que ça m’a appris de vivre avec toi. Cet amour-là.

Je comprends qu’on puisse décider de ne pas avoir d’enfant. Je ne sais toujours pas comment, moi, j’ai su que je désirais en avoir. Cette envie-là est venue, pourquoi c’était clair, limpide, pourquoi c’était ce que je voulais.

Reste qu’un jour, j’ai eu l’impression de le savoir, et je continue à le vouloir, tous les jours.

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Il y a tant d’autres choses à aimer que sa progéniture, tant de choses qui ont besoin d’être aimées, tant de tra­vail que l’amour a à faire dans le monde.

REBECCA SOLNIT

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Ce que j’écris ici n’est ni un guide ni un manifeste pour la maternité, pas plus que ce n’est un essai sur la sanctité de l’amour entre mère et fille.

Mais il y a quelque chose de général à apprendre, il me semble, du rapport mère-fille féministe. Il faut cesser de le penser comme l’exception, et tenter d’y trouver une généralité. Il faut quitter la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin, inverser les choses et penser le rapport mère-fille non pas comme une scène psychique particulière ou un phé­nomène social singulier (les livres sur la question sont nombreux...), mais comme un point de départ pour penser toute transmission.

Trouver dans le devenir-mère et le devenir-fille féministe un ancrage politique qui concerne tout le monde.

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Je n’ai pas l’intention d’ériger un piédestal sur lequel faire trôner la maternité. Ce n’est pas cette histoire-là qui retient mon attention. Toutes les familles sont possibles, peu importe qui les imagine, com­ment et pourquoi. Ce sont des choses mobiles, variables. Aucune incarnation familiale n’est la bonne, l’unique ou l’ultime.

Toi, tu as un père, tu as ton père, aux côtés de qui tu grandis. Et si nous ne partageons plus la même demeure tous les trois, nous partagerons toujours lui et moi le même amour pour toi. Un amour pour te permettre d’exister le mieux possible, avec ce qu’il est lui, et ce que je suis moi, infimes parties de qui tu es.

On est une famille ordinaire, juste assez désar­ticulée, ni meilleure ni pire que les autres parce que rien n’est idéal, même ce qu’on nous brandit comme la famille parfaite. Et moi, je ne détiens aucune vérité. Je veux simplement essayer d’écrire sur ce que ça peut vouloir dire, ce que ça veut dire, pour moi, d’avoir une fille. Que tu sois là, toi, jeune adolescente qui avance dans la vie à côté de moi, ta mère féministe, qui essaie par tous les moyens de voler du temps pour mettre la vie en mots, décorti­quer l’expérience, autopsier le réel.

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Aujourd’hui, tu n’es pas à l’école. Toux, gorge en feu, dans ton lit, je vais voir comment tu vas, mes lèvres sur ton front, chaud, pastille, verre d’eau, je retourne écrire.

Et soudain, c’est le lendemain de ta naissance. Dehors, je le vois par la fenêtre, c’est la tempête, immense. Le vent qui ne lâche pas, fractales, spirales, sifflements. Après le médecin et les médicaments. Après qu’on a été forcées de commencer ta vie cha­cune de notre côté parce qu’on venait d’éviter le pire. Après que tu as pleuré plusieurs heures sans arrêt en refusant le biberon qu’on te proposait même si tu étais affamée, on t’amène à moi sans que je comprenne pourquoi on ne t’avait pas amenée avant. L’infirmière te dépose dans mes bras. Je ne sais pas si elle est exaspérée ou si c’est parce qu’elle en a vu d’autres, tant de petits bébés dont elle est capable de deviner la per­sonnalité, mais en bonne fée marraine, avec un léger sourire, elle dit : Celle-là, elle est déterminée !

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Pendant la première année de ta vie, j’ai rempli un carnet. J’ai fixé des photos, coincé des mèches de cheveux entre des mots que je t’adressais. Des mots maladroits. Des mots un peu effarés, aveugles et paniqués devant l’amour qui m’envahissait. Mais des mots, je le sais maintenant, pour installer un espace fait d’espacements (Françoise Collin) entre toi et moi, un lieu où tu pourrais respirer.

Des mots, aussi, que tu aurais si ma vie devait finir trop tôt, pour que quelque chose reste. Même si je ne sais pas ce qui peut rester de ça. Ce qui en est traduisible. Ce que je suis capable d’écrire.

L’amour s’est bricolé. On a avancé pas à pas, avec le temps.

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Ce n’est pas parce que je t’ai mise au monde que tu m’appartiens. Tu n’as jamais été à moi. Entre l’alien qui faisait bouger la peau de mon ventre et celle que tu es aujourd’hui, c’est la même étrangeté magni­fique. Tu es ma fille, mais je ne sais pas tout à fait qui tu es. Chaque fois que mon regard se pose sur toi, je te découvre à nouveau. Je te reconnais, comme quand on croise quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis longtemps, avec un léger étonnement. La distance de l’émerveillement.

C’est là, aussi, que ça commence, à chaque instant.

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Une rencontre arrive. Et c’est l’imprévisible même. Admettre que tout soit bouleversé par cet amour-là, que survienne un temps, un espace nouveau, hors traces, hors grammaire.

ANNE DUFOURMANTELLE

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Toute petite, quand tu t’es mise à parler, j’ai cessé d’écrire sur toi. Au lieu, je t’ai écoutée. En moi s’est érigée une sorte de loi : ne pas faire de toi un roman. Ne pas t’inventer. Je me suis tournée vers d’autres mots pour te quitter, juste un peu, juste assez.

Tu t’appartiens, et maintenant tu sais lire, et tu sais quelle mère tu as, féministe, qui ne lâche pas le morceau. Et qui écrit. Et à qui tu viens de donner la permission d’écrire sur toi, acceptant ainsi de me perdre, toi aussi, juste un peu, juste assez...

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Au moment de partir, ce matin, en enfilant le man­teau, les bottes, tu m’as dit que j’avais de la chance de pouvoir rester à la maison pour travailler. Tu as secoué la tête : Rien à voir avec les quatre étages de l’école qu’il faut sans cesse monter, descendre, monter !

Je t’écoutais, je te regardais te préparer, je t’ai tendu ton sac, embrassée sur la joue.

Je ne t’ai pas dit que j’allais passer la journée à espérer ton retour, en essayant de commencer à écrire ce livre, quelques mots sur la transmission et le féminisme, sur ce que ça veut dire d’être ta mère, et que tu sois ma fille. Ce que ça veut dire d’avancer ensemble. Toi à l’intérieur de moi. Moi derrière la poussette. Toi me tenant la main en sautillant pour ne pas marcher sur les joints des carrés de trottoir. Moi le bras autour de tes épaules ou de ta taille pour traverser la rue. Et maintenant, nos deux corps debout l’un à côté de l’autre avançant d’un même pas, parfois appuyés l’un contre l’autre, d’autres fois nous tenant le bras, mais toujours avec un jeu entre nous, léger, discret.

Souvent, je ne sais pas laquelle de nous deux est la plus grande.

*

Où s’arrête ton enfance ? Comment était ma vie avant ? Je me demande ce qui m’intéressait, et si c’était écrire, parce que les mots ont commencé à arriver vraiment en t’attendant, et ils sont venus en rafales avec toi, ils ont frappé à la porte en même temps que toi, comme si tu étais un rempart contre la mort et l’ennui. Comme si avec toi était apparu, aussi, petit à petit, l’engagement.

Moi, indignée.