Le parfum de la tubéreuse

Quand je lis avec assez de patience, les mots déposent un nouveau parfum sur ma peau. Peu de livres le font : transformer le boisé en chypré, le floral en hespéridé. Mais j’en ai connu.

J’essaie de rendre compte de cette métamorphose à Lydie.

— À cet instant, je suis elle, je suis ses mots, lui dis-je.

Elle, c’est Can Xue, l’auteure de la nouvelle qui m’a envoûtée, moi, mais qui a jeté cette fille dans le plus grand désarroi. Comme les autres, au début. Car j’ai lu le premier dialogue devant un groupe d’élèves encore embrigadés dans le réalisme. J’ai défendu mon plat du jour avec férocité, en vraie lionne devant sa prise. Je tentais de faire flotter autour de moi la sensualité noire et hallucinée de ce conte, qui persiste bien après la lecture. J’étais toujours prisonnière de ma solitude, et d’une cer- taine façon, enchantée de l’être. Sur ma peau perlaient de petites gouttes de sueur dévoilant l’ambivalence dans laquelle je me trouvais. Le mauvais moment, le mauvais lieu, et la certitude de tenir le secret de la création artistique entre mes mains. La classe aurait pu disparaître dans une boule de naphtaline, j’étais dans mon paysage où les maisons pourrissent, où la mort rôde, et où des insectes carnassiers se nourrissent à même les blessures de personnages disgracieux. C’est là que je voudrais écrire moi aussi mon bestiaire affolé, en peintre qui assombrit un jardin de fleurs sauvages.

Et puis le mot tubéreuse a poussé dans la tête de tous mes élèves, et nous avons dérivé vers la forêt de l’amour, du danger, et du rêve. Tous, sauf elle, avide d’éprouver la transmigration par tous les pores de sa peau.

— L’amoureux dit de fermer les yeux et d’attendre : la narratrice pourra peut-être ainsi, une nuit, sentir le parfum de la tubéreuse. Tu dois faire exactement pareil, lui dis-je. Attendre.

— Pourquoi la nuit ?

— C’est une fleur à l’odeur inquiétante, Lydie. On la sent mieux dans l’obscurité.

Je regarde autour de moi. Je suis dans le bunker orange brûlé, en attente. C’est sur les murs tapissés de feutre que naissent les moisissures ici. Chaque nuit, le bunker rapetisse, grugé par les parasites. J’attends le jour où ils commenceront à vouloir me gruger les pieds, un orteil après l’autre. Je prendrai alors la fuite en boitant ; le bruit de mon envol ne réveillera pas les autres morts. C’est ce que veulent ceux qui m’ont conduite ici après tout. J’enfermerai le silence naturel dans la paume de ma main. Puis je sortirai en frôlant les murs, limace parmi les limaces. Sauf qu’ici, il n’y a pas de jardin pour la joie des limaces.

Lydie a suivi mon regard. À ce moment, l’odeur des murs reflue à l’intérieur de mes narines. Il me semble que les taches noires ont encore grandi. Je dois retourner au livre qui exhale sa propre vie dans un sac brun, sur mon pupitre.

Lydie frotte ses mains l’une contre l’autre comme si une étincelle de feu allait en jaillir, comme si elle allait redécouvrir une méthode de survie.

— Je ne sais même pas si c’est triste, dit-elle. Est-ce un parfum triste ?

Elle cesse son manège, la chaleur est réelle dans ses paumes.

— Plutôt solitaire, je crois.

— Ah, oui? Ils ne sont pas deux?

— Bien sûr qu’ils sont deux, mais sur la rive d’un autre monde.

Ses mains se remettent à bouger.
— Tu as déjà été deux, toi ? je demande.
— Oui, dit-elle. Il est parti avant moi.
— Où est-il ?
— Dans l’autre bâtiment.
Je voudrais sortir maintenant. Mourir pour de bon.

J’ai été amoureuse moi aussi. Ce n’est pas la mort qui m’a enlevé tout ce que j’ai eu, c’est la vie. Il me reste Can Xue, cette auteure au nom de plume inespéré : dernière trace de neige. C’est par elle que je sens le monde tour- noyer et redevenir rêve. On a cru me priver de nourriture en ne me donnant droit qu’à un seul livre. Mais mon emprisonnement ici me permet d’en approfondir la connaissance. Une reconnaissance, devrais-je dire. On ne peut pas m’empêcher de me transformer.

— Être deux pour lire a été l’une de mes danses préférées, dis-je.

Lydie me regarde, ses joues sont roses, elle s’excite, comme si j’avais proféré une phrase pour initiés.

— Il n’y a pas de mystère, Lydie. Seulement, quel- qu’un qui connaît avant toi ton livre de chevet, pour moi, c’est l’amour. Mais ce n’est pas ainsi pour tout le monde.

— Tu dois m’apprendre, dit-elle.

Il y en avait toujours une de son espèce dans mes cours. Prête à se changer en lièvre s’il le fallait.

— Je n’arrive pas à sentir, dit mon élève. Cette fleur dans le récit. Et même mon propre chagrin.

— Le chagrin est humain, pourtant. Tu sais ce que Zola a dit sur les tubéreuses ? Lorsqu’elles se décomposent, elles ont une odeur humaine.

— Je ne sais même plus ce que c’est. — Impossible, voyons.
Lydie pleure.

J’ai envie de lui faire goûter ses propres larmes. Elle me rappelle mon ancienne vie. Je m’escrimais à faire miroiter le moindre mot. Je décrivais des choses immon- des enrobées de vie. Personne ne voyait la cible. On ne croyait qu’au reflet. Tu n’es pas une vengeresse, me disait-on. Pourtant, j’envoyais des crochets. Mais c’était à coups de mots qui serpentaient tels de beaux animaux à sang doux.

Maintenant c’est pire que tout ce que j’ai pu imaginer. Les mots ne signifieront bientôt vraiment plus rien. Il aurait fallu les entreposer avec leurs souvenirs dans des bocaux remplis de formol, y enfermer aussi l’essence d’un être afin de le libérer à un moment comme celui-ci. Une patte de lapin aurait pu servir à faire revivre mille choses. Un squelette de bois dans un cercueil miniature, une chicane idiote en voiture, la perspective des champs de maïs, des promesses faites par les peupliers.

Je regarde ma pauvre petite élève. J’ignore comment lui faire comprendre que je ne suis pas là pour aimer. Je suis là pour rejouer la partie bâclée de mon existence, condamnée à occuper ce lieu duquel j’ai trop souvent souhaité m’évader. Je n’aurais pas dû métaphoriser ainsi devant les autres professeurs. Je n’aurais pas dû pactiser avec le diable avant de rêver à nouveau. Et je ne devrais pas non plus m’enhardir devant ma nouvelle classe. Mais c’est plus fort que moi : pour Lydie, je cède encore à la magie.

J’ouvre le livre de Can Xue à l’endroit où il est ques- tion de la tubéreuse et je caresse le mot avec mes doigts. Parfois une seule image suffit à me transformer. J’aurais voulu être chat à la fin, penser au repos, me tenir en équilibre sur un fil comme une funambule au-dessus des hommes. Pour l’instant, je subis l’oppression orange, dans l’expectative de mourir une seconde fois.

—  C’est un parfum érotique, dis-je.

—  Je ne suis pas certaine. Il n’y a rien de sexuel dans cette histoire. Et puis les personnages ne sont pas amou- reux.

—  Quelle importance ? D’ailleurs, ils sont amoureux.

—  Pourquoi tu dis ça ?

—  Parce qu’il est dehors, et qu’il attend.

—  Tu parles toujours de l’attente.

—  Pourtant, je suis la plus impatiente.

Je replace le livre, tout au fond du sac, dans le noir.

— Je parlerai d’autre chose la prochaine fois.

— Non, dit Lydie.

Elle sort alors trois flacons de verre de ses poches. Son geste a été brusque, elle n’a pas réfléchi, et le liquide tangue à l’intérieur des flacons. J’imagine des bateaux de papier qui y flottent sans pouvoir ni naviguer ni faire naufrage.

Lydie place son trésor sur la table et nous restons toutes les deux suspendues au mouvement des liquides dans leur demeure. Elle, tout à son ravissement, et moi, dans la folie qui vient soudain de me traverser.

— Des parfums, dit-elle. Hier, je les ai cueillis. Ma voix tremble :
— Tu les as volés ?
Elle raconte :

— La surveillante a gardé sa panoplie : elle change de vêtements toutes les semaines. Hier soir, j’ai attendu qu’elle s’en aille, puis j’ai fouillé dans un des casiers sous son bureau. J’ai trouvé trois bouteilles de parfum. Les étiquettes sont usées, mais l’odeur est tenace. Sens.

J’ouvre le premier flacon. Orange et bergamote maquil- lent un court instant la petite salle moisie. Le deuxième parfum demande plus d’attention, c’est la mandragore, un poème au paysage surréel dessiné lorsque j’étais vivante. Le troisième est une soirée paisible après la mousson. C’est celui que je portais quand je suis morte.

Tout me revient maintenant. C’était une nuit entravée par l’orage, le bruit du vent m’oppressait comme jamais et mon chat, affolé, galopait en feulant à travers l’appartement. Très vite, ma voisine a sonné à la porte. J’étais contente de lui ouvrir, car j’espérais qu’elle entre et traîne un peu avec moi. Mais elle n’avait plus d’électricité, et elle voulait seulement m’emprunter des chandelles. Comme je n’en avais pas, je ne lui ai parlé que quelques secondes, quelques secondes de trop pendant lesquelles mon chat s’est jeté dans la tempête. Je l’ai senti passer entre mes jambes, et même si la pluie tombait à flots violents, je me suis précipitée sur le trottoir pour le rattraper. C’est alors que le ciel est devenu violet en un seul coup de pinceau. Un intense et rapide éclat de tonnerre, un craquement sec comme si une rangée d’arbres venaient d’être abattus dans une forêt, et j’ai glissé dans un autre monde. Les secours sont arrivés peu après. Je percevais encore du mouvement autour de moi, des gens, cette voisine que j’entendais gémir. Je voulais parler, mais l’air ne semblait pas pouvoir faire vibrer mes cordes vocales. J’étais aussi préoccupée par mes jambes, que je ne sentais plus. Ils ont déplacé mon corps sur un brancard après avoir tenté les habituelles manœuvres de réanimation. Je respirais encore au creux de mon anato- mie, ainsi je me suis vue pénétrer dans le blanc du mini- hôpital de l’ambulance. Les portes se sont refermées. Ma non-vie venait de commencer.

— Ce sont mes parfums, Lydie.

— Je sais. Il y avait ton nom à l’intérieur de la porte du casier.

— Comment se sont-ils retrouvés ici ? Et le parfum de tubéreuse ?

— Il n’y en avait pas d’autres.

Je pleure presque, soulagée.

J’ai reçu ce parfum en cadeau le jour de mon dernier anniversaire. Il m’a permis de revivre l’amour. Une odeur insistante, quoique douce, trop présente, mais indescriptible à la fois, qui nous avait conduits, mon amant et moi, dans une nuit de délices. Mon corps, son corps. Et des rideaux de pluie, des silhouettes, des débuts d’apparitions. Puis les mots de Can Xue, juste pour moi, dernières traces de neige déposées sur ma peau, piqûres froides tandis que les parois de ma pensée se déchi- raient. Le livre dormait sur ma table de chevet.

Lydie continue de humer les parfums un à un.

Elle m’agace maintenant. J’aurais besoin d’être plus seule que seule. J’ai besoin d’invoquer ce jour où le parfum m’a rendue heureuse, ce jour où ma conscience s’est dépliée comme du papier de soie manié par des mains expertes.

Mais je dois comprendre.

— Referme les flacons, dis-je.

Lydie m’obéit.

— Alors tu connais la surveillante ? Tu sais d’où elle vient ? demande-t-elle.

— Peut-être.

Lorsque je suis arrivée ici, je n’ai pas cherché à savoir qui elle était. Une silhouette dans un espace à moitié éclairé, comme sur une photographie qui n’est pas complètement développée. Nous sommes fantômes après tout. Je n’ai pas voulu voir plus loin.

Je cherche comment formuler la vérité. Je viens à peine de la cueillir qu’il me faut la partager. Cette femme, c’est Théa, ça ne peut être qu’elle.

— Elle m’a tuée, dis-je.

La réaction de Lydie est surprenante. Sans plus poser de questions, elle se lève et dépose un baiser sur ma bouche.

— Je comprends, dit-elle. J’en étais sûre.

J’ignore ce qu’elle veut dire. Je n’aime pas ce baiser.

— Sûre de quoi, Lydie ?

— C’est une ennemie. Je l’ai perçu dès mon entrée. On l’est ou on ne l’est pas, c’est comme ça. Elle l’est, elle.

Je sais qu’elle a raison, même si j’ai menti.

Au moment où je suis morte, Théa s’était depuis longtemps éloignée de ma vie. Quelques années auparavant, on m’avait trahie et poussée à quitter le collège où j’enseignais la littérature. On avait glissé une enveloppe contenant la délation sous la porte du bureau de la direction. J’ai vite compris que c’était elle, Théa, l’amie bien- veillante. La solitude avait alors grandi en moi comme une branche de laurier égarée, préparant ma rencontre avec Can Xue et la fleur de tubéreuse.

— Laisse-moi. Je suis fatiguée, Lydie.

De dos, la jeune fille ressemble maintenant à une orpheline dans un tableau naturaliste. Si c’était l’hiver, elle disparaîtrait dans la neige, vers l’horizon.

Je la rappelle.

— C’est pour toi, dis-je en refermant sa main sur le flacon que j’ai choisi. La mandragore est pour toi.

Un parfum solide qui lui donnera l’impression de résister.

— Demain ? dit-elle.

— Demain, nous parlerons de poésie.

Elle sourit un peu. Ses jambes paraissent immenses alors qu’elle s’éloigne dans le corridor.

Je reste seule dans la salle de classe du bunker. Je dois dormir. Je m’étends sur le sol. Je rêve à l’amie: elle m’empêche de revenir à la maison, elle me torture en me parlant de mon amant, puis de mon chat. Je me réveille les cheveux mouillés ; l’odeur de moisi est sur moi.

Tandis qu’on m’allongeait sur la civière, j’ai cru aperce- voir mon petit animal mort dans les bras de quelqu’un. Qui était-ce ? Et qu’adviendrait-il de mon chat ? Aurait-il une neuvième vie ? J’ai fermé les yeux et j’ai vu la bou- teille de parfum sur ma commode, le livre sur ma table de chevet. Un miracle, après des années d’infortune. Je m’étais tenue si longtemps debout sur le ring, et il fallait que je baisse les bras au dernier moment. J’ai pensé à mon amour. Avait-il compris que je l’aimais ? J’ai pensé : oui. Puis mon cœur s’est arrêté. C’est tout. Le film de mon passé est resté bien à sa place, dans une armoire assombrie.

Je n’ai jamais mis ma foi en une religion. La finalité de notre existence sur terre m’a toujours été insupportable. J’aurais bien voulu croire à une vie après la mort, cela donne aux gens un salut d’avance, une explication au malheur. Je suis trop pessimiste pour ça. Je pensais qu’avec l’âge, l’angoisse s’atténuerait. Mais c’est la littérature qui m’a aidée, pas le fait de vieillir, au contraire. Maintenant, je sais que j’avais raison sur tout, parce que même la vie après la mort est pire que ce que mon esprit noir aurait pu imaginer. Je me récite les mots d’Antonin Artaud avec une ferveur nouvelle : Nul n’a jamais été seul pour naître. Nul non plus n’est seul pour mourir.

Je suis morte, oui, mais à aucun moment je n’ai été seule. On m’a tout de suite reconduite à une existence qui n’a jamais vraiment été la mienne.

Avant de m’enfermer dans le bunker, on m’a ramenée chez moi. L’arbre se tenait toujours debout devant la maison, charbonneux, foudroyé, appelant vers lui toute la densité de cette seconde d’infortune.

— Ne regarde pas, entre ! m’a-t-on ordonné.

Je devais trouver un objet à emporter avec moi. Où ? Je ne le savais pas encore. Je ne pouvais poser aucune question, et il fallait que je fasse vite. Alors je suis allée dans ma chambre, j’ai pris le livre de Can Xue sur la table de chevet. Je n’avais droit qu’à un seul souvenir, j’ai fermé les yeux et j’ai tendu la main vers elle.

— C’est ça ? a-t-on raillé en feignant de m’arracher mon livre.

Cet éternel mépris envers la littérature. J’ai encore reçu la flèche en plein cœur. Des centaines de petites cicatrices, presque invisibles, se sont réveillées. Elles ne guériraient pas.

Maintenant je suis presque calme. Le livre est avec moi, il me permet de me rappeler ma mort. On nous emmène ici pour qu’il n’y ait plus de possibilité de retour. À ce qu’ils disent, il y a trop de gens sur terre, et on doit nous enlever le goût de revenir à tout jamais. Cela fonctionne très bien dans mon cas.

Ma plus belle bouteille de parfum se trouve encore sur la table de chevet, dans ma chambre. Le nom de son créateur, trop peu connu, n’a pas su attirer la surveillante, car c’est ce qu’elle est devenue, Théa, aucun doute possible. C’est d’ailleurs ce qu’elle a toujours été, ma surveillante. Savoir qu’elle n’a pas touché au parfum, par ignorance surtout, me comble d’aise. Une revanche à l’odeur de cerise sur le point de se diviser.