Le plongeur

Prologue

 

La gratte éclaire de son gyrophare la façade blanchie des immeubles. Elle avance lentement sur Hochelaga en tassant la neige devant elle. On arrive enfin à la dépasser et on tourne dans une petite rue mal éclairée. Le ciel est encore bas, sombre et cotonneux. La chaleur confortable de l’habitacle m’endort presque. On entend la voix du répartiteur au CB, mais à peine. Mohammed baisse le son dès qu’on monte dans sa Sonata noire. Il la garde dans un état impeccable. Pas de papier journal tout chiffonné en guise de sauve-pantalon. Pas de vieux gobelets de café ni de restes de repas dans les compartiments sous la radio. Seulement un petit coran à la couverture enluminée et un carnet de factures. Les banquettes de cuir comme neuves. Une odeur fraîche et mentholée flotte dans l’habitacle.

On arrive sur Ontario. La rue est bordée de hauts bancs de neige.

Mohammed ignore un appel sur son cellulaire. Il ne répond jamais quand il est avec un client. Dans ses rétroviseurs supplémentaires, qu’il a accrochés aux extré­mités de son pare-brise, je vois son visage calme, ses yeux ridés et tombants sous ses sourcils broussailleux. On roule jusqu’à Sicard puis on tourne à droite. Je n’ai jamais à lui donner d’indications. Mohammed connaît le trajet par cœur, depuis le temps. Mohammed, c’est le 287, le doyen du stand situé au coin de Beaubien et des Érables. Mohammed, c’est le chauffeur qui chaque soir prend dans son taxi la moitié du personnel de bar et de resto qui travaille dans Rosemont. Mohammed, c’est un Algérien de cinquante-quatre ans. Tous les taxi-mans, maghrébins ou non, qui sillonnent le quadrila­tère entre Saint-Laurent et l’Assomption, Jean-Talon et Sherbrooke lui doivent quelque chose. Même ceux de la vieille garde qui tiennent encore leur bout chez Taxi Coop lui portent un respect unanime. Quand je prends mon taxi au stand, une fois sur deux, je n’ai plus besoin de dire où je vais ; une fois sur trois, je n’ai même pas à donner mon adresse – quel que soit le chauffeur. Ils savent qui je suis parce que je suis un client du 287. Mohammed est généreux comme dix. C’est le genre à se garer pour aider deux personnes en plein déménage­ment, écrasées sous leur frigidaire dans l’escalier.

Je me souviens d’un soir, il y a deux ou trois ans, on approchait de chez moi, on descendait sur D’Iberville, il devait être une heure et demie. Quand on a tourné sur Hochelaga, je m’étais mis à douter. C’était à l’époque où je fermais seul. À la fin des grosses soirées, j’étais tellement épuisé qu’il m’arrivait d’oublier un ou deux détails du close, de vérifier que les réchauds du passe étaient bien fermés, que les cuisiniers n’avaient pas oublié d’éteindre le four à convection. Ce soir-là, impos­sible de me rappeler si j’avais bien verrouillé la porte arrière du resto après avoir sorti les poubelles de la salle à manger. Mohammed s’était arrêté devant chez moi. Il me regardait dans un de ses rétros. Je n’étais toujours pas sûr, mais je me suis dit que je devais l’avoir fait par réflexe et je suis sorti du taxi. J’étais resté debout à côté de la voiture, hésitant, la main sur la portière ouverte. Mohammed s’était retourné et avait dit :

— Rembarque, mon ami, on y retourne.

Il n’avait pas rallumé le compteur. Finalement, je n’avais pas barré la porte du resto et la commande de viande n’avait pas été rangée dans la chambre froide. De retour coin Aird et La Fontaine, j’avais tendu soixante dollars à Mohammed.

— Non non non, mon ami. Donne-moi la même chose que d’habitude.

Il n’avait accepté que vingt dollars.

— Ça me fait plaisir, il avait conclu. Tu vas mieux dor­mir ce soir.

Au fond de la nuit, on tombe parfois sur des êtres comme Mohammed. Après des années à faire les shifts de soir, à me coucher à quatre heures du matin, j’ai croisé tous les spécimens, des fêtards les plus verts que la coke fait jacasser à tue-tête aux désespérés les plus toxiques qui t’aspirent dans leur spirale vénéneuse. La nuit n’appartient malheureusement pas aux gens comme Mohammed, mais ils la rendent plus hospitalière à ceux qui l’habitent.

On est sur La Fontaine. Il doit être à peu près minuit, minuit et quart. Le taxi freine juste au coin d’Aird. Les pneus crissent dans la neige damée par la gratte. Je paye. Mohammed me dit au revoir et me souhaite une bonne nuit avec sa grosse voix de bûcheron russe. Je sors du taxi en jetant un dernier coup d’œil sur les ban­quettes. Les lampadaires diffusent une lumière orange. Les véhicules garés de chaque côté de la rue ont disparu sous la neige. Je ferme la portière. Le taxi s’éloigne. Il tourne sur William-David et disparaît. La nuit est douce et feutrée. Je laisse mon blouson de cuir ouvert. Je suis le seul être vivant à des miles à la ronde. La gratte est manifestement passée il y a à peine une heure ou deux. Au loin, je l’entends racler les trottoirs. Je lève les yeux vers les fenêtres sombres de mon appartement en sor­tant mes clés. Les marches de l’escalier qui montent vers chez moi sont enneigées. On dirait qu’elles sont recou­vertes de sucre à glacer.

J’entreprends d’enjamber le banc de neige pour gagner le trottoir. C’est là que je sens une présence troubler le calme de la nuit. J’entends un grognement. Ça vient de l’autre côté de la rue, probablement de l’appartement en face du mien. Je ne me retourne pas. Quelqu’un dévale l’escalier du deuxième d’un pas lourd. Ça grogne encore, dans le but évident d’attirer mon attention. Ce n’est pas la première fois qu’on m’interpelle au milieu de la nuit. Ça a dû m’arriver cent fois depuis que je vis dans Hochelaga, un junkie qui essaie de me vendre une télé qu’il vient de ramasser sur le trottoir, une fille trop jeune, pieds nus, qui me demande si je n’ai pas une smoke, ou cinq piasses, ou de la place chez nous. Alors que je m’apprête à gravir les marches, j’entends derrière moi un « heille ! » lancé d’une voix rauque, d’une voix grave et traînante, un « heille ! » qui sonne comme une mise au défi. Je m’arrête. Je reconnais la voix. Elle n’a pas changé. Je l’ai entendue pour la première fois il y a plus de douze ou treize ans. Je me retourne. C’est lui. Un sourire idiot se forme sur mes lèvres.

Il s’avance maintenant jusqu’à moi, trapu, massif, le crâne rasé, tout droit sorti du passé, d’un bloc, emmi­touflé dans un Canada Goose. Il souffle un nuage de fumée dans l’air et lance son mégot d’une chiquenaude. Je zippe mon blouson et je dis :

— Bébert, câlisse.

Il glousse de son rire gras et contagieux et me tend sa grosse main robuste. Je laisse passer quelques secondes, comme pour bien me rendre compte que c’est lui, puis je lui serre la main. Il me déboîte quasiment l’épaule, tel­lement il a l’air content de me voir. Sa paume est recou­verte de corne. Je me mets à rire aussi.

Il a engraissé et son visage a épaissi. Il a encore sa tête d’ogre punk alcoolo. S’il était né à une autre époque, Bébert n’aurait pas fait de vieux os, à travailler et à faire la fête comme il le faisait, sans jamais reprendre son souffle. Ses joues sont bouffies, rougies par l’alcool et le froid. J’ai de la misère à croire qu’un pan entier de mon passé se tient là, presque intact dans la lumière des lam­padaires, bien portant, solide comme une stèle ou un baril de rhum.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’habite en face de chez vous depuis des semaines, man. Ça fait plusieurs fois que je te vois passer, sans jamais réussir à te pogner.

— Tu t’en allais où, de même ?

Je n’en reviens pas. Bébert, mon voisin d’en face depuis des semaines. Son haleine sucrée se condense en volutes dans l’air froid. Il me tend une bouteille de St. Leger aux deux tiers bue. Son sourire s’élargit de plus belle. Il n’a pas changé. Ses dents ne sont toujours pas réparées. Il lui manque la même canine, qu’il a perdue pendant un black-out de trois jours, après avoir essuyé la plus grosse raclée de sa vie.

Bébert lève la bouteille vers moi. Le goulot vert scin­tille, ses yeux aussi.

— T’as ben le temps de prendre un coup avec moi. — J’allais me coucher, mon chum.

Il agite la bouteille devant mon visage. Je ris de bon cœur. Je dis :

— De toute façon, je bois plus de fort.

— Arrête-moi ça !

Je lui prends la bouteille des mains. Je m’envoie une grande lampée et m’essuie la bouche avec la manche de mon blouson. Je m’attends à ce que ça passe comme du javellisant dans l’œsophage. Mais la sensation est bonne, ça allume un feu au plexus. Je prends une autre lampée et redonne la bouteille à Bébert avant que le hoquet ne se déclenche.

— Donne-moi deux minutes.

Je grimpe les marches vers chez moi. J’insère la clé dans la serrure et ouvre avec précaution. J’entre et referme délicatement derrière moi. Il fait chaud jusque dans le portique. Une lueur jaune pâle provient du salon. Ça sent la coriandre et le cumin dans tout l’appartement. J’entre dans mon bureau pour y déposer mon sac et le chat vient se frotter le visage sur mes chevilles pleines de neige. Je traverse le salon et je ramasse la tasse de tisane qui traîne sur la table basse pour aller la porter dans l’évier de la cuisine. Sur le comptoir, il y a une marmite de dhal qui refroidit. J’ai faim et m’en servirais bien un bol. Je passe devant la chambre. Il fait noir comme dans une tombe mais je vois quand même Isabelle qui dort. Elle a rejeté les couvertures. Elle est couchée sur le côté, un oreiller sous la cuisse. Je la regarde un long moment, avant de me rappeler que Bébert m’attend dehors. Je me rappelle aussi les nuits interminables passées avec lui, les brosses de vingt-quatre heures à courir des partys aux quatre coins de la ville. La respiration d’Isabelle est régulière et apaisante. Pendant un instant, j’ai envie de ne pas ressortir. J’ai envie d’enlever mes bottes et d’aller la rejoindre dans le lit. Je baisse un peu le thermostat de la chambre. Je regarde encore ma blonde quelques secondes et je ferme la porte de la chambre. Je reviens sur mes pas dans l’appartement sans faire craquer le plancher. Je sors et barre derrière moi.

Je descends rejoindre Bébert sur le trottoir. La tem­pête est passée. Les seuls flocons qui tombent encore viennent des branches chargées de neige. Le froid rede­vient plus tranchant.

— C’est bon. On va où ?

Bébert avale ce qui reste de la bouteille et la lance au loin. Elle retombe et s’enfonce sans un bruit dans un banc de neige. Il se retourne vers moi, le regard éteint. Pendant une seconde j’ai l’impression que son visage se crispe, comme s’il venait de ressentir une douleur vive. Mais très vite il retrouve le sourire.

— Ça va ?

— Viens-t’en. On a en masse le temps avant le last call.

Bébert ouvre la marche d’un pas chaloupé, en Etnies, le manteau dézippé, nu-tête, un halo de condensation qui monte de lui comme d’une roche arrosée dans un sauna.